Rilke et Malte devant les Tapisseries
Merci à Jacky Lorette de m'avoir fait découvrir le poème méconnu de Rilke La Dame à la Licorne. Pour le comprendre, je pense qu'il est utile de lire trois cahiers des Cahiers de M.L. Brigge (cf retranscription à la fin de la section). Et savoir qui est Malte, le narrateur des Cahiers : le reflet de Rilke lui-même.
Cahier 36 - Abelone : alors que Malte (le narrateur) vient de perdre sa mère, apparaît sans raison apparente Abelone, venue se divertir. Abelone qui conte à Malte la jeunesse et le brutal mariage de sa défunte mère. Abelone qui ne s'est pas mariée car « Il n'y avait personne », Abelone qui chante. Pourtant Malte craint la musique « non pas parce qu'elle me soulevait plus violemment que tout hors de moi-même, mais parce que j'avais remarqué qu'elle ne me déposait plus où elle m'avait trouvé, mais plus bas, quelque part dans l'inachevé ». Mais il aime le chant d'Abelone sur lequel il peut monter « debout, très droit, de plus en plus haut, jusqu'à ce que l'on pensât que l'on pouvait être à peu près au ciel, depuis un instant déjà. » Abelone dont il ne sut d'abord si elle était belle. Contemplant la silhouette des arbres la nuit, debout à l'embrasure de la fenêtre, il se le demandera, écrivant des lettres qui se révèleront être des lettres d'amour. Lorsqu' enfin il la retrouvera, l'été, il descendra de la voiture courir par les chemins et retrouvera Abelone, leur chaleur changeant les lieux de sorte que les roses fleurissent jusqu'en hiver. Abelone dont l'on nous dit si peu, comme l'ellipse de la fontaine de La Dolce Vita « parce que à dire les choses on ne peut que faire du mal. »
Cahier 37 - les Tapisseries : « Il y a ici des tapisseries, Abelone, des tapisseries. Je me figure que tu es là ; il y a six tapisseries ; viens, passons lentement devant elles. » La phrase est inscrite à l'entrée de la pièce où les Tapisseries sont actuellement exposées. Rilke a compris les Tapisseries, même s'il mentionne au poing de la dame un faucon au lieu d'une perruche, il les a absolument comprises, il a été à leur juste accord, il s'est laissé guider par elles, il a été dans leur moment. Il comprend tout, et il nous dit indirectement, il dessine l'aura, invoquant l'ambiance, le sentiment, la nostalgie, il parle au souvenir, à l'universel féminin, au deuil de la mère, à cette autre femme : Abelone. Existe-t-elle seulement, Abelone ? Il songe qu'elle l'accompagne, elle est une ambiance, un fantôme. C'est cette femme qui l'élève par le chant et ne le déçoit pas, qui l'amène au-delà, qui l'accompagne devant la dame, « une femme en vêtements différents, mais toujours la même. » Nul n'a ressenti les Tapisseries comme Rilke pour qui l'étrange licorne de Ouïe est « belle, comme agitée par les vagues », qui décrit Vue comme « une fête vient encore ; personne n'y est invité. L'attente n'y joue aucun rôle. Tout est là. Tout pour toujours. » et qui clôt ainsi : « Abelone, je m'imagine que tu es là. Comprends-tu, Abelone ? Je pense que tu dois comprendre. »
Cahier 38 - les jeunes filles au musée : « Elles se trouvent devant ces tapisseries et s'y oublient un peu de temps. Elles ont toujours senti que cela a dû exister quelque part : une telle vie adoucie en gestes lents que personne n'a jamais vraiment complètement éclaircis ; et elles se rappellent obscurément qu'elles crurent même pendant quelque temps que telle serait leur vie. »
" LA DAME A LA LICORNE
(Tapisseries de l'hôtel de Cluny)
Pour Stina Frisell)
Femme et altesse : certes nous offensons souvent
un destin de femme que nous n'entendons pas.
Vous nous considérez comme pas encore mûrs
pour votre vie qui, si nous l'effleurons,
devient licorne, farouche bête blanche
qui s'enfuit... et sa peur est si grande
que vous-mêmes ne la retrouverez
/ s'évanouissant en sa sveltesse /
qu'après bien des mélancolies,
craintive encore, chaude et hors d'haleine.
Et vous restez à ses côtés, loin de nous, - et douces
passent vos mains sur le clavier des tâches quotidiennes ;
avec humilité vous servent les objets,
mais vous ne voulez voir qu'un seul vœu exaucé :
que la licorne un jour, découvre son image
apaisée dans le miroir de votre âme. »
Le poème La dame à la licorne est dédié à Stina Frisell. Est-elle Abelone ? Je n'ai trouvé que peu de choses sur la relation qu'elle et Rilke ont entretenu, sinon qu'elle était la cousine de Lizzie Gibson, proche amie de Rilke, et que Rilke fréquenta Stina à Paris en 1906-07. Peut-être qu'ils découvrirent les Tapisseries ensemble. Peut-être aussi que c'est seul que Rilke les découvrit, accompagné de Stina par un amour naissant, peut-être un amour de long qui invoquait Stina à ses côtés.
Malte, l'alter ego de Rilke dans les Cahiers de MJ Brigge, s'adresse à une Abelone fantomatique, il ne lui écrit pas, il lui parle sachant qu'il se l'imagine, qu'il est seul, certainement il se parle intérieurement, alors il parle à une certaine face de lui-même qui s'exprime par Abelone. Il s'imagine sa présence et lui montre les Tapisseries comme s'ils les regardaient ensemble, Abelone imprègne Malte et il change en sa présence, il voit autrement, pense autrement, écrit autrement.
J'imagine que Rilke lui-même, écrivant Les cahiers, pour écrire de cette plume, devait s'imaginer Abelone à ses côtés, son regard, sa beauté, son ambiance. Celle qui accompagne est aussi celle qui occulte, elle ne permet pas de voir toutes les dimensions, elle fait voir selon ce qui l'intéresserait, ce qui serait de son monde, et Abelone est la femme née du deuil de la mère, une mère dont peu à peu elle cesse de parler et nous conduit à l'amour, un amour qui entre en nous en s'oubliant dans l'ombre à la lune, par l'embrasure d'une fenêtre. Pourtant Rilke n'avait pas perdu sa mère lorsqu'il écrivit les Cahiers, il souffrait d'une mère possessive qu'il a fui dans sa vie parisienne. Abelone est la femme véritable, elle occulte le reste et laisse voir les Tapisseries à sa propre lumière, celle d'un féminin dont on ne sait pas tout, qui nous conduit en dégradé du connu, le maternel, à l'inconnu inquiétant comme un fantôme, étrangement familier. Telle est l'ambiance d'un Rilke / Malte devant les Tapisseries.
Reprenons, l'image poétique est fugace. L'homme ne comprend pas la femme et la licorne de la dame s'enfuit. La femme ne pouvant la rattraper, se plongera dans la réclusion. Séduite à nouveau par ses charmes, la licorne reviendra. Alors la femme n'aura d'autre désir (cf l'inscription Mon seul désir sur Désir) que celui-ci : que la licorne se découvre, et que ce soit en se regardant dans le miroir de son âme à elle. La licorne, pour se découvrir, doit s'apaiser et accepter de se voir telle que la femme la voit, qu'humblement elle reconnaisse là sa véritable identité, immuable.
Le poème ne s'arrête pas à la dame des Tapisseries, il parle de la femme, « femme et altesse ». Qui est l'altesse ? De mon faible vocabulaire il s'agit de la reine, et plus largement de ce qui se situe au-dessus, avec les prêtresses, papesses, autant de figures du féminin au-dessus, céleste. Le poète s'exprime non par le « je » mais par le « nous », il parle à l'universel, au nom du masculin tout entier. Un masculin qui offense un destin féminin qu'il n'entend pas, qu'il ne comprend pas. Nous ne sommes pas encore mûrs, nous ne sommes pas parvenus au niveau de la femme (voir le Cahier n° 38 des Cahiers, au sujet des jeunes filles qui dessinent, recopiant un détail des Tapisseries : « (elles) ne font qu'étouffer en elles la vie immuable qui est ouverte devant elles dans les images tissées, rayonnante et ineffable. » « Elles ont déjà commencé à se retourner, à chercher. Elles, dont la force avait consisté jusque-là en ceci qu'on devait les trouver. »)
Elle est altesse. Il y a un déséquilibre. Y aura-t-il union sacrée, y aura-t-il avant cette union un rétablissement, par une hiérogamie du déséquilibre ? Le contact de l'homme avec la vie de la femme a enfreint l'enclos sacré et la magie s'est enfuie. C'est sa vie, ou plutôt c'est son destin, qui devient une farouche licorne, fuyant au contact de l'homme immature, impropre à pénétrer l'enclos sacré. La femme élèvera-t-elle l'homme, comme le chant d'Abelone éleva Malte « à peu près au ciel ».
C'est après la mélancolie que la licorne reviendra à la femme. C'est Ouïe : enveloppée de sa triste mélopée, la dame retrouve en elle la licorne, elle s'est réconciliée avec sa vie, son destin. Elle est aux côtés de la licorne et nous sommes loin d'elles. Passant ses douces mains sur le clavier, elle se joue des tâches quotidiennes, elle enchante les choses, elle change notre monde. Celui qui se laisse aller à sa mélopée, à sa caresse, basculera instantanément dans la dimension de la femme, humblement soumis à ses volontés, guidé par les touches du clavier. N'est-ce pas la dame qui initie la perruche sur Goût et la licorne sur Vue ? Son désir, son seul vœu, est que la licorne non seulement se voit, mais qu'elle se découvre, qu'elle se connaisse pour la première fois, qu'elle ait connaissance d'elle-même, apaisée, reposée, sereine, et que ce miroir soit l'âme de la dame.
Remontons l’image dans ses multiples reflets. La dame s’est métamorphosée et, par sa nouvelle nature, elle séduit la licorne. Elle a quitté notre contact, notre attente, elle n’est pas partie à la poursuite du farouche animal, elle est entrée dans une apparente passivité, bercée de mélancolie elle a changé, elle s’est métamorphosée. Elle soumet les choses à sa volonté, son désir rayonne et humblement il nous élève. Notre raison, le lion, est en dehors. La licorne est notre farouche intuition, cette étincelle sur Toucher, qui s’est apaisée et se découvre soleil sur Vue. Le miroir de cette découverte, de cette connaissance de soi, est l’âme de la dame. Elle nous élève, guidés que nous sommes par elle, par son désir, et c’est à sa lumière, c'est à travers elle que nous nous découvrons. La révélation de la femme est une lumière et un miroir à la fois, c’est par sa connaissance d'elle et par la connaissance qu'elle a d'elle-même que les âmes se conjuguent et se révèlent.
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Les cahiers de Malte Laurids Brigge (traduction de Maurice Boetz. Editions Emile-Paul frères. Paris, 1906)
Cahier 36 - Abelone :
« C'est en l'année qui suivit la mort de maman que j'aperçus pour la première fois Abelone. Abelone était toujours là. C'était même son tort le plus grave. Et puis Abelone n'était pas sympathique, c'est ce que j'avais constaté, un jour, autrefois, en je ne sais plus quelle occasion, et je n'avais jamais sérieusement vérifié cette opinion. Quant à demander une explication quelconque touchant la présence ou la nature d'Abelone cela m'eût semblé jus- que-là presque ridicule. Abelone était là et on usait d'elle tant bien que mal. Mais tout à coup je me demandai : pourquoi Abelone est-elle là ? Chacun de nous a pourtant une certaine raison d'être, ici, même si elle n'est pas toujours à première vue apparente, comme, par exemple, l'utilité de Mile Oxe. Mais pourquoi Abelone était-elle toujours là ? À un moment donné on m'avait dit qu'elle devait se distraire. Puis ce fut de nouveau oublié. Personne ne contribuait en rien à la distraction d'Abelone. On n'avait pas du tout l'impression qu'elle pût se divertir beaucoup.
D'ailleurs, Abelone avait une qualité : elle chantait. C'est-à-dire qu'il y avait des périodes durant lesquelles elle chantait. Il y avait en elle une musique forte et immuable. S'il est vrai que les anges sont mâles, on peut dire qu'il y avait un accent mâle dans sa voix : une virilité rayonnante, céleste. Moi qui comme enfant déjà, étais si méfiant à l'égard de la musique (non pas parce qu'elle me soulevait plus violemment que tout hors de moi-même, mais parce que j'avais remarqué qu'elle ne me déposait plus où elle m'avait trouvé, mais plus bas, quelque part dans l'inachevé), je supportais cette musique sur laquelle on pouvait monter, monter, debout, très droit, de plus en plus haut, jusqu'à ce que l'on pensât que l'on pouvait être à peu près au ciel, depuis un instant déjà. Je ne soupçonnais pas, alors, qu'Abelone dût encore m'ouvrir d'autres cieux.
Tout d'abord nos rapports se bornèrent à ceci qu'elle me parlait de l'enfance de maman. Elle tenait beaucoup à me persuader combien courageuse et jeune maman avait été. Il n'y avait personne jadis, à l'en croire, qui eût pu se mesurer avec maman dans la danse et l'équitation. « Elle était la plus hardie de toutes et infatigable, et puis elle se maria tout à coup », disait Abelone qui, depuis tant d'années, n'était pas revenue de son étonnement. « Cela arriva de façon si inattendue personne n'y comprenait rien. »
Je fus curieux de savoir pourquoi Abelone ne s'était pas mariée. Elle me paraissait âgée relativement, et qu'elle pût encore épouser quelqu'un, c'est à quoi je ne songeai pas.
« Il n'y avait personne », répondit-elle simplement, et en prononçant ces mots elle devint très belle. Abelone est-elle belle? me demandai-je surpris. Puis je quittai la maison pour l'Académie nobiliaire, et une période odieuse et pénible de ma vie commença. Mais lorsque, là-bas, à Sorő, j'étais debout dans l'embrasure de la fenêtre, à l'écart des autres et qu'ils me laissaient un peu en paix, je regardais dehors, vers les arbres, et en de tels instants de la nuit, la certitude grandissait en moi qu'Abelone était belle. Et je commençai de lui écrire toutes ces lettres, longues et brèves, beaucoup de lettres secrètes où je croyais parler d'Ulsgaard et de mon infortune. Mais je vois bien à présent qu'elles durent être des lettres d'amour. Et, enfin, vinrent les vacances, qui d'abord ne voulaient pas se décider à approcher, et ce fut comme d'un accord préalable que nous ne nous revîmes pas devant les autres.
Il n'y avait rien du tout de convenu entre nous, mais lorsque la voiture vira pour entrer dans le parc, je ne pus m'empêcher de descendre, peut-être seulement parce que je ne voulais pas arriver en voiture, comme n'importe quel étranger. Nous étions déjà en plein été. Je pris l'un des chemins et courus vers un cytise. Et voici qu'Abelone était là. Belle, ô belle Abelone!
Je n'oublierai jamais comment ce fut lorsque tu me regardas alors. Comme tu portais ton regard, pareil à une chose qui ne serait pas fixée, le retenant sur ton visage incliné en arrière.
Ah! le climat n'a-t-il donc pas du tout changé, ne s'est-il pas adouci autour d'Ulsgaard, de toute notre chaleur ? Certaines roses depuis lors ne fleurissent-elles pas plus longtemps, dans le parc, jusqu'en plein décembre ?
Je ne veux rien raconter de toi, Abelone. Non parce que nous nous trompions l'un l'autre : parce que tu en aimais un, encore en ce temps-là, que tu n'as jamais oublié, aimante, et moi, toutes les femmes ; mais parce que à dire les choses on ne peut que faire du mal. »
Cahier 37 - les Tapisseries :
« Il y a ici des tapisseries, Abelone, des tapisseries. Je me figure que tu es là ; il y a six tapisseries ; viens, passons lentement devant elles. Mais d'abord fais un pas en arrière et regarde-les, toutes à la fois. Comme elles sont tranquilles, n'est-ce pas ? Il y a peu de variété en elles. Voici toujours cette île bleue et ovale, flottant sur le fond discrètement rouge qui est fleuri et habité par de petites bêtes tout occupées d'elles-mêmes. Là seulement, dans le dernier tapis, l'île monte un peu, comme si elle était devenue plus légère. Elle porte toujours une forme, une femme, en vêtements différents, mais toujours la même. Parfois, il y a à côté d'elle une figure plus petite, une suivante, et il y a toujours des animaux héraldiques : grands, qui sont sur l'île, qui font partie de l'action. A gauche un lion, et à droite, en clair, la licorne ; ils portent les mêmes bannières qui montent, haut au-dessus d'eux : de gueules à bande d'azur aux trois lunes d'argent. As-tu vu ? Veux-tu commencer par la première ?
Elle nourrit un faucon. Vois son vêtement somptueux ! L'oiseau est sur sa main gantée et bouge. Elle le regarde et, en même temps, pour lui tendre quelque chose, plonge la main dans une coupe que la domestique lui apporte. À droite, en bas, sur sa traîne, se tient un petit chien au poil soyeux, qui lève la tête et espère qu'on se souviendra de lui. Et - as-tu vu ? - une roseraie basse enclôt l'île par derrière. Les animaux se dressent avec un orgueil héraldique. Les armes de leur maîtresse se répètent sur leurs mantelets qu'une belle agrafe retient. Et flottent.
Ne s'approche-t-on pas malgré soi plus silencieusement de l'autre tapisserie dès qu'on a vu combien la femme est plus profondément absorbée en elle-même. Elle tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs. Pensive, elle choisit la couleur du prochain œillet, dans le bassin plat que lui tend la servante, et tout en nouant le précédent. Derrière elle, sur un banc, il y a un panier de roses qu'un singe a découvert. Mais il est inutile cette fois, c'est des œillets qu'il fallait. Le lion ne prend plus part ; mais, à droite, la licorne comprend.
Ne fallait-il pas qu'il y eût de la musique dans ce silence ? N'était-elle pas déjà secrètement présente ? Gravement et silencieusement ornée, la femme s'est avancée - avec quelle lenteur, n'est-ce pas ? - vers l'orgue portatif et elle en joue, debout. Les tuyaux la séparent de la domestique qui, de l'autre côté de l'instrument, actionne les soufflets. Je ne l'ai jamais vue si belle. Étrange est sa chevelure : réunie sur le devant en deux tresses qui sont nouées au-dessus de la tête et s'échappent du nœud comme un court panache. Contrarié, le lion supporte les sons, malaisément, en contenant son envie de hurler. Mais la licorne est belle, comme agitée par des vagues.
L'île s'élargit. Une tente est dressée. De damas bleu et flammée d'or. Les bêtes l'ouvrent et, presque simple dans son vêtement princier, elle s'avance. Car que sont ses perles auprès d'elle-même ? La suivante a ouvert un petit étui et, à présent, elle en tire une chaîne, un lourd et merveilleux bijou qui était toujours enfermé. Le petit chien est assis près d'elle, surélevé, à une place qu'on lui a ménagée, et le regarde. Et as-tu découvert le verset en haut de la tente ? Tu peux y lire : « À mon seul désir. »
Qu'est-il arrivé ? Pourquoi le petit lapin saute-t-il là en bas, pourquoi voit-on immédiatement qu'il saute ? Tout est si troublé. Le lion n'a rien à faire. Elle-même tient la bannière, ou s'y cramponne-t-elle ? De l'autre main elle touche la corne de la licorne. Est-ce un deuil ? Le deuil peut-il rester ainsi debout ? Et une robe de deuil peut-elle être aussi muette que ce velours noir-vert et par endroits fané ?
Mais une fête vient encore ; personne n'y est invité. L'attente n'y joue aucun rôle. Tout est là. Tout pour toujours. Le lion se retourne, presque menaçant : personne n'a le droit de venir. Nous ne l'avons jamais vue lasse ; est-elle lasse ? Ou ne s'est-elle reposée que parce qu'elle tient un objet lourd ? On dirait un ostensoir. Mais elle ploie son autre bras vers la licorne et l'animal se cabre, flatté, et monte, et s'appuie sur son giron. C'est un miroir qu'elle tient. Vois-tu elle montre son image à la licorne...
Abelone, je m'imagine que tu es là. Comprends-tu, Abelone ? Je pense que tu dois comprendre. »
Cahier 38 - les jeunes filles au musée :
« Et voici que les tapisseries de la dame à la licorne ont, elles aussi, quitté le vieux château de Boussac. Le temps est venu où tout s'en va des maisons, et elles ne peuvent plus rien conserver. Le danger est devenu plus sûr que la sécurité même. Plus personne de la lignée des Delle Viste ne marche à côté de vous et ne porte sa race dans le sang. Tous ont vécu. Personne ne prononce ton nom, Pierre d'Aubusson, grand-maître parmi les grands d'une maison très ancienne, par la volonté de qui, peut-être, furent tissées ces images qui tout ce qu'elles montrent, le célèbrent, mais ne le livrent pas. (Ah, pourquoi donc les poètes se sont-ils exprimés autrement sur les femmes, plus littéralement, croyaient-ils ? Il est bien certain que nous n'aurions dû savoir que ceci.) Et voilà que le hasard, parmi des passants de hasard, nous conduit ici, et nous nous effrayons presque de n'être pas des invités. Mais il y a là d'autres passants encore, du reste peu nombreux. C'est à peine si les jeunes gens s'y arrêtent à moins que par hasard leurs études les obligent à avoir vu ces choses, une fois, pour tel ou tel détail.
Cependant on y rencontre parfois des jeunes filles. Car il y a dans les musées beaucoup de jeunes filles qui ont quitté, ici ou là, des maisons qui ne contenaient plus rien. Elles se trouvent devant ces tapisseries et s'y oublient un peu de temps. Elles ont toujours senti que cela a dû exister quelque part : une telle vie adoucie en gestes lents que personne n'a jamais complètement éclaircis ; et elles se rappellent obscurément qu'elles crurent même pendant quelque temps que telle serait leur vie. Mais aussitôt elles ouvrent un cahier tiré de quelque part et commencent à dessiner n'importe quoi : une fleur des tapisseries ou quelque petite bête toute réjouie. Peu importe ce que c'est, leur a-t-on dit. Et en effet, qu'à cela ne tienne ! L'essentiel c'est qu'on dessine ; car c'est pour cela qu'elles sont parties un jour de chez elles, de vive force. Elles sont de bonne famille. Mais lorsqu'elles lèvent les bras pour dessiner, il apparait que leur robe n'est pas boutonnée sur le dos, ou du moins ne l'est pas entièrement. Il y a là quelques boutons qu'on n'a pu atteindre. Car lorsque cette robe avait été faite on n'avait pas encore pensé qu'on dût ainsi s'en aller subitement, toute seule. Dans les familles, il y a toujours quelqu'un pour fermer des boutons. Mais ici, mon Dieu, qui pourrait se soucier de cela dans une ville aussi grande ? A moins peut-être que l'on ait une amie; mais les amies sont dans la même situation, et l'on finirait alors quand même par se boutonner ses vêtements les unes aux autres. Or cela, n'est-ce pas ? serait ridicule et vous ferait penser à la famille qu'on ne veut pas se rappeler.
Il est cependant inévitable qu'on se demande parfois tout en dessinant s'il n'eût pas été possible qu'on restât chez soi. Si l'on avait pu être pieuse, franchement pieuse, en se conformant à l'allure des autres. Mais il semblait si absurde de tenter d'être cela en commun. La route, je ne sais comment, s'est rétrécie : les familles ne peuvent plus aller à Dieu. Il ne reste donc que quelques autres domaines que l'on pouvait au besoin se partager. Mais pour peu qu'on le fit honnêtement, il restait si peu pour chacun séparément que c'en était honteux. Et si l'on essayait de tromper les autres, cela finissait par des disputes. Non, vraiment, mieux vaut dessiner n'importe quoi. Avec le temps, la ressemblance apparaîtra d'elle-même. Et l'art, quand on l'acquiert ainsi, peu à peu, est somme toute, un bien très enviable.
Et tandis qu'elles ont l'attention tout occupée par leur travail, ces jeunes filles ne songent plus à lever les yeux. Et elles ne s'aperçoivent pas que, malgré tout leur effort de dessiner, elles ne font cependant qu'étouffer en elles la vie immuable qui est ouverte devant elles dans les images tissées, rayonnante et ineffable. Elles ne veulent pas le croire. A présent que tant de choses se transforment, elles veulent changer, elles aussi. Elles ne sont pas éloignées de faire l'abandon d'elles-mêmes, et de penser de soi, à peu près comme les hommes parlent d'elles lorsqu'elles ne sont pas présentes. Et cela leur semble un progrès. Elles sont déjà presque convaincues que l'on cherche une jouissance, et puis une autre, et puis une autre, plus forte encore ; que la vie consiste en cela, si l'on ne veut pas stupidement la perdre. Elles ont déjà commencé à se retourner, à chercher. Elles, dont la force avait consisté jusque-là en ceci qu'on devait les trouver.
Cela vient, je pense, de ce qu'elles sont fatiguées. Durant des siècles elles ont accompli tout l'amour, elles ont joué les deux parties du dialogue. Car l'homme ne faisait que répéter, et mal. Et il leur rendait difficile leur effort d'apprendre, par sa distraction, par sa négligence, par sa jalousie qui était elle-même une manière de négligence. Et elles ont cependant persévéré jour et nuit, et elles se sont accrues en amour et en misère. Et d'entre elles ont surgi sous la pression de détresses sans fin, ces aimantes inouïes qui, tandis qu'elles l'appelaient, surpassaient l'homme. Qui grandissaient et s'élevaient plus haut que lui, quand il ne revenait pas, comme Gaspara Stampa ou comme la Portugaise, et qui n'avaient de cesse que leur torture eût brusquement tourné en une splendeur amère, glacée que rien ne pouvait plus arrêter. Nous savons de celle-ci et de celle- là, parce qu'il y a des lettres qui se sont comme par miracle conservées, ou des livres de poèmes plaintifs ou accusateurs, ou des portraits qui, dans quelque galerie, nous regardent à travers une envie de pleurer, et que le peintre a réussis parce qu'il ne savait pas ce que c'était. Mais elles ont été innombrables, celles dont les lettres ont été brûlées et d'autres qui n'avaient plus la force de les écrire. Des matrones qui s'étaient durcies, avec une moelle de délices qu'elles cachaient. Des femmes informes, qui, devenues fortes par l'épuisement, se laissaient devenir peu à peu semblables à leurs maris, et dont l'intérieur était cependant tout différent, là où leur amour avait travaillé, dans l'obscurité. Des femmes enceintes qui ne voulaient pas l'être, et qui, lorsqu'elles mouraient enfin après la huitième naissance, avaient encore les gestes et la légèreté des jeunes filles qui se réjouissent de connaître l'amour. Et celles qui restaient à côté de déments et d'ivrognes parce qu'elles avaient trouvé le moyen d'être en elles-mêmes plus loin d'eux qu'en nul autre lieu ; et lorsqu'elles se trouvaient parmi les gens, elles ne pouvaient s'en cacher, et rayonnaient comme si elles n'avaient vécu qu'avec des bienheureux. Qui dira combien et qui elles furent ? C'est comme si elles avaient d'avance détruit les mots avec lesquels on pourrait les saisir. »
Cahier 39 - débutants :
« Mais, à présent que tout devient différent, notre tour n'est-il pas venu de nous transformer ? Ne pourrions-nous essayer de nous développer un peu et de prendre peu à peu sur nous notre part d'effort dans l'amour ? On nous a épargné toute sa peine, et c'est ainsi qu'il a glissé à nos yeux parmi les distractions, comme tombe parfois dans le tiroir d'un enfant un morceau de dentelle véritable, et lui plaît, et cesse de lui plaire, et reste là parmi des choses brisées et défaites, plus mauvais que tout. Nous sommes corrompus par la jouissance superficielle, comme tous les dilettantes, et nous sommes censés posséder la maîtrise. Mais qu'arriverait-il si nous méprisions nos succès ? Quoi si nous recommencions depuis l'origine à apprendre le travail de l'amour qui a toujours été fait pour nous ? Quoi, si nous allions et si nous étions des débutants, à présent que tant de choses se prennent à changer ? »