Après-midi à Shiga

La dame à la licorne est un beau phare dans les tracas de la vie, j'en ai fait l'expérience en fait dès la première rencontre, elles ne fonctionnent pas au hasard. L'idée de pierre philosophale, même vraie, me semble quelque peu éloignée, en macro. Dans le détail La dame à la licorne nous dit plus que le mystère de l'instant transformateur de la pierre. Multiples, allant de l'une à l'autre, elles sont un chemin, ou plus justement un cheminement, à chacun le sien. Le détail du cheminement est un entrelac qui se dessine en nous depuis la première rencontre. Avant même cette première rencontre en fait, car l'entrelac des Tapisseries s'applique à notre entrelac intrinsèque, en nous-même, il devient une matrice, un nouvel axe.

En ce mois de juillet, comme tous les ans nous préparons le voyage au Japon. Habituellement c'est le moment de me remettre aux terribles kanji mais je crois faire le deuil d'un "savoir lire", google lens opère des miracles. L'an dernier j'ai profité d'un après-midi seul pour explorer les alentours sans femme et enfants, mieux encore sans belle-mère. J'ai été dans une libraire de manga, j'ai été jouer au packinko, j'ai goûté le ramen du super marché, et merci google maps j'ai été visiter des temples shinto. Le shinto ne se laisse pas facilement décrire. Que dire de ces sanctuaires à l'abandon, les couloirs de torii entravés par d'épaisses toiles d'araignées, de part et d'autre du chemin deux statuettes du renard Inari et à l'intérieur du temple il y a un petit temple qui supporte un miroir. Double du temple et double de ce monde, double de nous-mêmes se reflétant dans ce double. Un autre miroir plus loin dans les rizières, c'est au pied d'une colline, il est sur une maquette de temple plus compliquée encore, face à un très haut torii, unique, à côté une pierre creusée où attendent les moustiques. En haut de notre village le temple célèbre de Zensuiji, temple bouddhiste donc sans miroir, surtout au bord de la route il y a un temple dédié à une femme, plus haut il y a un autre bouddha, gigantesque dans son petit temple, un rocher et plus bas je crois qu'il y a aussi quelque chose, j'y retournerai. Toute cette digression pour dire que je me penche en ce moment sur le shinto. D'une certaine manière j'attendais ce moment, occasion attendue de m'intéresser au mystérieux miroir, dont j'ai le sentiment de ne pas être arrivé au bout dans mon étude des Tapisseries.

La mythologie japonaise fut écrite au début du VIIIe siècle : deux livres le Kojiki et le Nihonshoki. Ils racontent tous les deux la même histoire, au début en tout cas, avant de devenir une chronique politique. Le Nihonshoki décline souvent deux, trois ou quatre versions du même événement. Les témoignages se multiplient, ajoutant à la véracité des faits. La façon dont le Nihonshoki décline les alternatives a du folklorisme, alors certainement différentes versions de ces histoires étaient racontées, comme les contes des frères Grimm. Amaterasu est la déesse solaire, née d'Izanagi, premier kami à descendre sur terre avec son épouse et sœur Izanami. Après avoir enfanté les huit îles de l'archipel, Izanami enfanta le dieu du feu qui la brûla à sa naissance, elle en mourut et descendit aux enfers de Yomi. Tel Orphée Izanagi descendra après elle et, pourtant mis en garde, il enfreindra l'interdit et allumant une dent de son peigne il verra la déesse des enfers. Poursuivi par Izanagi furieuse il remontera dans le monde et bloquera l'issue des enfers. C'est en pratiquant la première purification qu'Izanagi donnera naissance à Amaterasu, née de son œil gauche dans le Kojiki, et dans la seconde version du Nihngi, née d'un miroir : "Le mikoto Izanagi dit : "Je souhaiterais procréer l'enfant précieux qui devra régner sur le monde." Il prit alors dans sa main gauche un miroir de cuivre blanc, sur lequel une divinité fut produite, appelée Amaterasu no ookami." Le premier homme, après que sa femme eut donné naissance au monde, procrée seul, et c'est la déesse la plus haute. Il y a à réfléchir sur ces deux Adam et Eve et la signification de leur aventure. Le miroir est l'interface par laquelle le divin prend vie en notre monde. Du regard actif, créant et découvrant, repensant les alentours, et mieux encore par une interface. Amaterasu est dans l'envers du miroir, dans cet autre monde qui apparaît de l'autre côté et qui continue d'exister une fois le miroir parti.

Le second miroir est celui de l'épisode de la grotte : furieuse contre son frère Susanoo, Amaterasu s'est enfermée dans une grotte, privant le monde de sa lumière. Pour la faire sortir, les dieux ont un plan surprenant : Amaterasu, curieuse des rires causés par la danse d'Usume, se penche au dehors et se voyant dans le miroir de huit mains, elle croit qu'elle a été remplacée par une déesse plus magnifique qu'elle-même et alors qu'elle s'avance, Ame no Tajikaraou la saisit par la main et l'entrée de la grotte est scellée. Ce second miroir paraît une seconde fois : Amaterasu l'offre à son petit-fils Mimi descendant sur terre (lui-même remontera au ciel et offrira le miroir à son fils qui descendra pour de bon) : Dans le Kojiki "Ce miroir n'est rien de moins que le vaisseau de ma merveilleuse âme. Révérez-le comme si vous révériez ma propre personne." ou dans le Nihonshoki "Alors Amaterasu prit dans sa main le précieux miroir, et, l'offrant à Ame no Oshihomimi no mikoto, dit une prière : "Mon enfant, quand vous regarderez sur ce miroir, qu'il soit comme si vous regardiez vers moi. Que vous le gardiez sur votre couche et dans votre salon, et qu'il vous soit un miroir sacré." Amaterasu est de l'autre côté du miroir tenu de main de dieu, et elle est de l'autre côté du miroir tenu de main d'homme. Amaterasu est l'intermédiaire, entre deux miroirs, elle est née du regard, de la pensée d'un dieu et la regardant, elle nous guide.

N'est-ce pas fascinant ce jour d'enfance où l'on comprend qu'il n'y a rien de l'autre côté du miroir ? Que malgré sa profondeur il est si fin, posé sur un mur. Dans mon cas c'était plus fou encore puisque de l'autre côté c'était la salle de bain de mes parents, presque identique reflet avec le miroir aux mêmes dimensions. Le miroir dans sa réalité est un nul part, un non-lieu (un u-topos). Dans sa pensée et dans sa spiritualité il est pourtant infini, et il nous invite à ressentir la réalité de cet envers, de jouer avec les reflets pour tester son réel. On pourrait dire du miroir d'Amaterasu la déesse solaire qu'il nous illumine, mais non, c'est à nous de nous plonger dans la contemplation du miroir, et de cet effort de regard nous verrons Amaterasu comme Izanagi l'a regardée. Nous remontons dans l'expérience de la pensée divine, celle d'un dieu séparé de sa femme enfermée aux enfers. C'est la pensée de cet Izanagi, ce souvenir, la larme de ce souvenir qui habite le regard projetant au dehors, de l'autre côté du miroir, Amaterasu, et de la femme des ténèbres naîtra la femme solaire. N'est-ce pas la dualité de la femme divine ? Et Amaterasu furieuse contre son frère nous privera de sa lumière. Miroir, stupéfiant miroir.

Et soudain : Pourquoi Amaterasu ?

https://en.wikipedia.org/wiki/Amaterasu; https://en.wikipedia.org/wiki/Izanami

Ōhirumenomuchino Kami : 大日孁貴神

Amaterasu Ōmikami : 天照大御神, 天照大神, "Lumière du ciel"

Izanaminomikoto : 伊弉冉尊/伊邪那美命, "Celle qui invite" / "Attirance vers elle"

Izanagi-no-Mikoto : 伊邪那岐命/伊弉諾尊, "Celui qui invite" / "Attirance vers lui"

Vers l'an 700, le Kojiki fut écrit en japonais avec des caractères chinois. J'en ai trouvé une traduction française, effroyable, mauvaise traduction de l'anglais de Chamberlain. Voilà pourquoi "mon kojiki" sera celui en anglais traduit en 2014 par Gustav Heldt pour l'unité de Columbia, "... this version has also benefited from the scholarship of the earlier complete annotated translations into English made by Basil Hall Chamberlain and Donald Philippi, and Danno Yoko, as well as the word-hoard ammassed by more than a century of English-language scholarships on early Japan". Pour une meilleure compréhension des principes à l’œuvre, je traduirai "sœur" par "épouse", "frère" par "époux".

Izanami et Izanagi sont la septième expression du principe premier, les premiers à descendre par le pont flottant du paradis. Erigent-ils le pilier ou est-il déjà là ? (dif. traductions...) Ils se séparent, elle va par la droite et lui par la gauche, ils se perdent de vue, se retrouvant face à face, comme s'il s'agissait de la première fois. Elle l'invite (Izanagi signifie "celle qui invite"), "quel beau jeune-homme", et ils s'accouplent, de ce qui dépasse de lui en ce cet espace en elle. Du premier coït il ne naîtrons que deux rejetons, une sangsue qu'ils abandonnèrent à la mer sur un canot en roseaux. Puis ils donnèrent naissance à la "Froth isle" (écume), qu'ils ne comptèrent pas non plus parmi leurs enfants. Ils prendront avis au paradis où se tiendra une divination dans les os cuits (traditionnellement une clavicule de cerf), pour en revenir à ce qu'Izanagi dit avant qu'ils consument leur mariage "No good will come of the woman speaking first." Ils redescendirent, firent à nouveau le tour du "mighty pillar of heaven" et Izanagi "celui qui invite", parla le premier "What a fine girl !", ils donneront vie au Japon, aux rochers, aux rivières et au vent; à la vie de la terre, de la mer et du ciel.

L'esprit "Swift burning flame man" brûle le vagin d'Izanami, d'abord par "Blazing flame lad", se changeant en "Flickering flame elder". Izanami donne vie à d'autres esprits avant de mourir de la mort d'un esprit. Ses restes sont portés (par qui ?) dans le "Mount spirit court" à la frontière du pays des "Billowing clouds" et du pays de "Mother oaks". Izanami tue son fils "Flickering flame elder", le découpant en une miliaire d'esprits violents. Cherchant alors à rejoindre son épouse, Izanagi la suivit dans l' "Underworld". Elle vint à sa rencontre, à la porte des lieux "hall". Il la supplia avec tendresse : "Mon agréable épouse, ma "mighty one", nous n'avons pas encore fini de créer toutes les terres. Vous devriez revenir avec moi." Et Izanagi de répondre : "Si seulement vous étiez venu plus tôt ! J'ai déjà mangé sur la terre de l"Underworld". Mon époux bien aimé, mon merveilleux, vous voir entrer ici m'emplit d'admiration et me donne envie de rentrer avec vous. Je vais en parler avec les esprits de ce pays. Pendant ce temps, ne me regardez pas !" Disant cela, elle retourna dans les lieux "hall". Mais elle partit longtemps, et l'attente devenant insupportable, Izanagi brisa une large dent du peigne qu'il portait dans une mèche de cheveux bouclant à gauche, il la changea en torche, épiant les ténèbres, découvrant des asticots se tortillant et rampant à l'intérieur et à l'extérieur du corps d'Izanami. Sur sa tête était la foudre élevée "grown", sur ses seins la foudre brûlante "blazing", sur son ventre la foudre assombrissante "darkening", sur son sexe la foudre fendante "splitting", sur sa main gauche la foudre jeune "young", sur sa main droite la foudre enracinée "earthen", sur son pied gauche la foudre en essor "booming", sur son pied droit la foudre s'inclinant "bowing", les huit esprits de la foudre réunis.

Izanagi prit peur et s'enfuit. Et son épouse, la merveilleuse Izanami parla : "Comment oses-tu avoir ainsi honte de moi !" Sur le champs elle jeta à sa poursuite les mauvaises sorcières "foul-featured hags" de l' "Underworld". Izanagi défit les liens de vigne noire tenant sa puissante chevelure et les jeta. Ils se changèrent immédiatement en raisins de montagne. Pendant qu'elles les dévoraient, il prit la fuite. Mais elles le poursuivirent encore. À nouveau il saisit le peigne qu'il portait dans sa mèche de cheveux bouclant à droite et la jeta. Il se changea immédiatement en pousses de bambou. Alors qu'elles les arrachaient pour les dévorer, il s'enfuit. Plus tard, les huit esprits de la foudre furent envoyés sur lui, appuyés d'une force de mille cinq cent guerriers. Alors il défourailla l'épée longue de dix travers de main qui était à sa ceinture et l'agita derrière lui en fuyant. Mais ils le poursuivirent. Quand il parvint au pied de la légère pente conduisant à l' "Underworld", il cueillit trois pêches qui poussaient là et adopta une posture menaçante. Alors ils se retournèrent tous et s'enfuirent par où ils étaient venus. Izanagi déclama aux pêches : "Comme vous m'avez aidé, puissiez-vous aider n'importe quel mortel d'herbe verte du royaume central des plaines de roseaux qui ressentira douleur ou souffrances." Et en proclamant cela il leur donna le titre de grande et merveilleuse majesté sacrée. À la fin, son épouse, la grande Izanagi, le poursuivit elle-même. Alors il souleva un immense rocher qu'il faudrait mille hommes pour le tirer, et le déposa en travers de la pente douce descendant à l' "Underworld".

Se tenant là, séparés par l'immense rocher, ils se déclarèrent divorcés. Izanami parla la première :"Mon doux époux, mon "mighty one", si vous agissez ainsi, j'étranglerai à mort mille de vos herbes vertes de prairie "each and every day". Izanagi répondit, proclamant : "Douce épouse, ma "mighty one", si vous agissez ainsi, je construirai mille cinq cent huttes de naissance chaque jour". C'est pourquoi "each and every day" mille personnes meurent, pendant que mille cinq cent personnes naissent. Alors Izanagi est aussi appelée "Great Spirit of the Underworld". Parce qu'elle prit part à la poursuite, elle est aussi appelée "Great Spirit Path of Pursuit". Le rocher qui obstruait le "Gentle decline passing into the land of the Underworld" est appelé "Great Spirit Road Retreat" et également "Great Spirit Athwart the Underworld". Le pente douce allant à l'"Underworld", mentionnée au-dessus, se situe "in the land of Billowing Clouds". Aujourd'hui son nom est "Ifuya Pass".

  • Le couple premier oublie son identité, il se retrouve de l'autre côté du pilier, comme frappé d'amnésie. Elle l'invite, telle Lilith, ils donnent naissance au vampire (la sangsue) qu'ils laissent aller à la mer sur une barque de roseaux, et à une île d'écume (non-lieu). Ils ne les reconnaitront pas comme leurs enfants.

  • Le couple seconde, tout autant frappé d'amnésie, sera celui de l'homme dominant la femme, Adam et Eve. Sur les eaux de leur monde dériveront le vampire et le non-lieu.

  • Le coït incessant des dieux, l'orgasme, la torride pénétration, créeront le jeune homme du feu brûlant et le vieil homme du feu périssant. Orgasme et assombrissement post-coïtal. Izanami sombre, Izanami mort de la vie d'un esprit et elle est conduite dans le monde souterrain, situé dans les Montagnes du tribunal des esprits, à la frontière du Pays des nuages flottant et du Pays de la mère chêne. C'est là, sur les cimes, à la frontière de la brume flottant sur les feuillages. C'est ici que se situe l'entrée de l'Underworld, c'est dans ce contact que s'ouvre la porte sur l'Underworld.

  • Morte de la mort des esprits, elle a en fait basculé dans l'Underworld par une fente dans notre monde. Ici elle devient répudiante à notre vue, elle nous voit mais nous ne pouvons la voir. La transgression de l'interdit, à la différence de Mésuline ou de La femme des neiges, ne la fera pas fuir, elle la mettra en furie, jetant sur nous les sorcières, les sept esprits de la foudre, mille cinq cent soldats, et elle-même pour finir. Quelle différence avec Eurydice ! C'est lui qui fuit ! Il ne peut supporter ce qu'Izanami est en train de devenir, consumée par le feu. Il la refoulera derrière un immense rocher avant de se purifier. Revenons sur les noms : Izanami deviendra Grand esprit de l'Underworld, Grand esprit du chemin de la poursuite. Le rocher est le Grand esprit de la route du retrait et le Grand esprit obstruant l'Underworld, sur la douce pente conduisant dans l'Underworld. Izanami n'était pas prêt, il n'a pas tenu, il a fui, condamnant volontairement Izanami à l'Underworld. Elle n'aura eu de cesse de le menacer de toutes sortes de mauvais esprits, finissant par le menacer elle-même. Il sera sauvé par la fuite et le dénuement, abandonnant la lannière dans es cheveux, son peigne, agitant son épée sans chercher à fendre l'ennemi, tenant en ses mains les pêches, qu'ils consacreront à ceux dans la douleur et la souffrance. Le premier ailleurs est celui de la fuite et de l'abandon de soi. Izanagi n'est pas prêt, Izanami est trop sombre. La seconde union est un échec.