Si les Tapisseries nous étaient contées
Une élégante dame, un jour qu'elle se promenait sur une étendue rouge, fut témoin de cette scène : un lion affrontait une licorne en duel. Lorsqu'ils eurent pris leur élan, la licorne et le lion levèrent leurs targes, ces boucliers pourvus d’une encoche pour maintenir la lance, joliment peints en bleu avec trois lunes montantes sur une bande rouge. Lorsque les lances frappèrent les boucliers, le lion bondit, ajoutant de son poids sur sa lance. La licorne chuta et à peine avait-elle heurté le sol que le lion était sur elle, il rugissait férocement, elle s’agitait dans des contorsions de cheval, le lion appuyait puissamment ses griffes sur son cou, un cou terriblement étiré, renversant la tête pour ne pas voir. À cet instant la dame fit entendre sa voix, une voix qui tire d'un rêve. Le lion fut juste assez surpris pour que la licorne se libère. Il jaillit aussitôt, rugissant de rage, tranchant l'air de ses griffes. Mais il ne pouvait pénétrer le cercle qui s’était formé autour de la dame et la licorne. Impassibles, elles échangèrent d'agréables regards, elles se sourirent et la licorne fit une jolie salutation. Derrière, le lion avait revêtu une armure d'un fer noirci, dressant sur son côté une lourde lance d'un métal plus noir encore, et deux braises crépitèrent derrière son heaume tandis qu’il disparaissait dans l'ombre.
Au loin, les inquiétantes rougeurs ondoyaient dans la brume, de faibles lueurs dessinaient la rampe du tournoi, du sable jaillit, puis le sol trembla sous de lourds coups, le lion s’approchait à une cadence infernale, et tout était de plus en plus sombre, les ténèbres semblaient fondre sur la licorne. Elle était terrifiée quand un nouvel appel de la dame la tira de sa torpeur, elle était toute proche, vêtue d'une robe noire brodée d'or, portant un diadème sur ses longs cheveux blonds, avec à sa taille une chaîne ornée d’une pierre rouge. Elle porta sur la licorne un regard d'audace et de désir. Elle lui tendit une lance d’un bleu rayé d'or, lui fit une tendre caresse et la licorne bondit dans les ténèbres, dans un jaillissement de lumière, éclairant tout autour une multitude de fleurs sur l'herbe rouge. À mesure qu'elle avançait le lion apparut comme on approche une bougie, son armure se révéla dans des reflets qui grandirent jusqu’à la consommer dans un vent de cendres, le lion avait une toute autre allure, il était fasciné, incrédule devant la gloire de la licorne, elle ne l’avait pas même touché de sa lance brandie vers le ciel. La licorne retourna à la dame. Quatre espèces d'arbres entouraient la scène. La dame caressait la corne, fixant au lointain l'éclat de l'aurore.
La licorne se tenait à côté de la dame avec le lion qui avait retrouvé sa superbe, quand, en honneur du tournoi et d’un commun regard, la dame choisit la licorne pour amant. Une jeune accompagnante parut, elle tenait un plat de cuivre empli de centaines de fleurs. La dame, patiemment, tressait une couronne, le regard baissé sur son ouvrage, consciencieuse. Elle tressait la couronne de ses fins doigts, jeune et gracieuse, hésitante à regarder la licorne à qui elle s’était promise. Elle rêvait de leur avenir à toutes deux, la licorne la conduirait en des lieux de blancheurs, ensemble elles repeindraient le monde en un monde plus beau, plus lumineux, et ensemble elles révèleraient tout sur leur passage, elles révèleraient tout à sa juste place, sa juste signification, de son nom véritable qui éveille des noms semblables, des noms comme des choses agissantes. Avec la licorne elles créeraient un amour réel comme ces choses, un amour tel une barque, tel une arche, prête à porter avec elles toutes les âmes sensibles. Ensemble elles ne quitteraient jamais ces lieux de merveilles, ce royaume à elles seules dédié et qu’elles peupleraient de joies sublimes. Avec la licorne, la dame quitterait ce monde, elle n’aurait plus jamais à le retrouver, pourtant elle en resterait toute proche, elle aurait réappris à le voir, à l’entendre, à le toucher, à le goûter, à le sentir, à le penser.
C’est de ce bel avenir que la dame rêvait en tressant la couronne qui assurément scellerait leur amour immortel. La dame tressait ses espoirs, la sérénité habitait ses gestes, elle voyait ce calme qui l’habitait s’étirer infiniment selon un plan merveilleux. Le parfum des fleurs peu à peu s’élevait, emplissant l’atmosphère de senteurs enivrantes, la dame et l’accompagnante prirent ensemble une lente inspiration puis elles fermèrent les yeux dans un doux sourire. Lorsqu’elles les rouvrirent, l’accompagnante sembla sensiblement grandie, après quelques respirations elle était une belle et jeune femme, puis elle atteint l’âge mûr, avant de se couvrir de rides et de larmes de regrets. Subitement l'accompagnante retrouva ses jeunes années, une jeunesse étrange, qui avait gardé le souvenir des rides et des larmes, avec des yeux qui jetaient à présent sur la dame, sur la scène entière, sur ces rêves de merveilles, un regard qui disait que tout ici périrait, que l’amour fanerait comme les fleurs. La dame ferma longtemps les yeux, se laissant choir dans la nuit.
Lorsqu’elle les rouvrit, elle avait face à elle une splendide accompagnante, la licorne à ses côtés. Une licorne dont l’expression disait tout du désamour. Elle n’avait plus d’yeux que pour la jeune concurrente, insensible aux larmes de la dame. En effet déjà la dame pleurait, à ses côtés le lion aussi pleurait, et les lapins dans l’herbe partout étaient menacés par les renards et les lionceaux. Un long voile noir descendit sur ses mains, faisant de longs plis en pointes. Le froid envahit la dame et une fine lueur bleue plana dans l’air, une brise plus froide vint déposer quelques flocons sur le noir manteau, puis sur les fins doigts de la dame. Rapidement l’herbe fut si couverte que l’on ne distinguait plus rien d’autre qu’un léger manteau blanc. Le soleil reparut de derrière le gris du ciel, faisant sur la prairie des miroitements. Un groupe d'oies sauvages, éblouies, se dispersèrent quand du haut du ciel un faucon fondit sur elles. Il heurta une oie qui chuta, il la plaqua mais aussitôt il reprit son vol, refusant de se lier à elle. La dame accourut mais la neige était si haute ici qu’elle s'enfonçait plus à chaque pas, elle était retenue comme dans un cauchemar. Lorsqu’elle arriva au bout de sa peine, l’oie s’était envolée, laissant derrière elle trois gouttes de sang sur la neige.
La dame se rappela la caresse sur la corne, ses doigts tressant la couronne, les vœux qu’elle avait vécu le temps d’un songe, et elle aperçut dans le miroir de la prairie enneigée le cortège de ses regrets. Elle y pensa tant qu’elle s’oublia. Puis douloureusement le cruel regard de la licorne la rappela et elle se sentit seule, délaissée même par les larmes. Ainsi pensait-elle en revenant, chaussant à chaque pas la profonde empreinte qu’elle avait faite en venant. Entre les arbres était apparu un haut instrument de bois. La dame s’approcha et relevant ses manches, laissa ses doigts aller sur le clavier. De l’autre côté l’accompagnante actionnait le soufflet, faisant vibrer l’orgue en de longues et chaudes notes. La dame joua sans savoir qu’elle jouait, se laissant porter. Tous ensemble ils écoutèrent, le lion et la licorne, la dame et l'accompagnante, tous les animaux et tous les oiseaux, le renard comme le lapin, le faucon comme l’oie, ils écoutèrent la triste mélopée qui les enveloppait. Ils levèrent un même regard vers la dame qui esquissa un curieux sourire.
Elle cessa de jouer et caressant l’oie blessée qui volait près d’elle, elle l’encouragea à voler plus encore. Elle saisit le faucon par ses serres et l’attacha à des chaînes. Elle releva ses bracelets et ôta son voile. Dans ce voile elle déposa ses bijoux et les fit glisser dans un coffret porté par l’accompagnante. Autour le lion et la licorne, debout, tenaient chacun un pan d’un rideau ouvrant sur une tente bleue, l’invitant à franchir un seuil sous cet augure “À mon seul désir”. Elle caressa le lion et s’inclina devant la licorne, avant de pénétrer dans la tente où elle fit ses prières sous le regard de l’accompagnante. La dame avait chassé de son cœur toute envie, toute tentation, elle n’avait d’autre désir que de se détacher de toute chose.
Elle resta ainsi sept jours avant de ressentir de la peine pour le faucon. Le bec en sang, il ne cherchait plus même à briser ses chaînes. Elle s’approcha de lui. Elle l'abreuva, elle le nourrit, elle le soigna. Elle alla dans la forêt lui chercher une buche, elle dut se souvenir de la dimension de ses serres, de sa corpulence, reproduisant en pensée le faucon tout entier et se l'imaginant au dehors. Elle veilla sur le faucon, constamment à ses côtés, l’observant, apprenant à reconnaître ses envies, apprenant à les satisfaire. Le faucon recouvra peu à peu sa fougue, mais il ne songea pas à fuir. Il désirait à présent que la dame le satisfasse, c’était à lui son seul désir, et elle n’avait d’autre désir que de le satisfaire, le connaître, car en lui, en cette réunion, en ce nouvel accord, c’est toute une scène qui se jouait à l’envers et soudain, à l'étrange lumière de l'ombre, elle vit du faucon en elle. Elle enfila un épais gant de cuir et, portant le faucon sur son poing, le libéra d'un beau geste. Le faucon sembla disparaître dans l’éclat du soleil. Il retrouva ses habitudes, il retrouva l'œil du prédateur, mais il ne cessa jamais de revenir à l’appel de sa dame.
Un jour une fragile perruche vint se poser sur le poing de la dame. Elle resta immobile, le fragile oiseau la regardait. Un vent léger souleva son voile rose et la perruche déploya ses ailes. L’accompagnante s’agenouilla, présentant à la dame un calice. La dame, ne quittant pas la perruche du regard, saisit une dragée qu'elle lui offrit et dans le geste la friandise se changea en perle, une perle abritant en ses reflets nacrés un double de notre monde. Dans des reflets de reflets le geste de la dame ne cessait jamais, un geste qui prit une allure singulière, un geste de prêtresse, de papesse. Une pie entra mais le faucon la chassa. La liturgie continua à l'abri de la roseraie, dans un enivrant parfum qui jamais ne cesserait. La perruche déployait ses ailes comme les roses et ses mots, ses paroles, son verbe rappela à la dame des souvenirs oubliés, des souvenirs d'avant sa naissance, des souvenirs de l'universelle et immense vérité. Elle devint la femme de la femme, elle-même devenue le message, et dans ce miroitement d'infini la perruche vit le reflet des radiances de son âme. Le lion rugissait mais la licorne, elle, étrangement détournait le regard vers son avenir. Elle reposait sur les genoux de la dame, une dame aux yeux mi-clos, les cheveux blonds emmêlés de perles dans un fin voile noir. Il y avait dans cette coiffure du jour se mêlant à la nuit. D’une main la dame caressa la licorne et de l’autre elle lui présenta dans un miroir son reflet. La licorne leva son regard vers la dame qui toujours laissait radier sur elle son œil mi-clos, la captivant vers ce qui prit le centre de la scène, la pierre rouge à son cou la vida de ses pensées. Redirigeant sa vue vers le miroir, la licorne y vit se mêler son âme et celle de la dame, elles s'unissaient dans les astres.

