Ils venaient de dîner tous les deux. Bouvard œuvrait à la vaisselle, Lenoir, lui, avait déjà rejoint son fauteuil. Il venait de parler à son ami de La Dame à la Licorne, ces six tapisseries médiévales grandes et rouges, représentant les cinq sens et un sixième et énigmatique sixième sens indiqué par l’inscription « À mon seul désir ». Quelque chose lui déplaîsait dans ce « seul désir ». Il n’avait su comment le dire, plus tôt, à table, mais à présent, seul dans l'ombre, son ami dans l'autre pièce, c'est comme s'il s'était adressé à un fantôme.

Lenoir parlait de la tapisserie représentant la vue : d'une main la dame saisit une dragée tandis qu'une perruche repose sur son autre main gantée. D’après lui, ce n'était pas une coupe pleine de dragées, que l'accompagnante, agenouillée, présentait à la dame, mais un ciboire empli de perles. La perruche tenait donc entre ses pattes non pas une dragée, mais une perle, dont elle contemplait le reflet. Tout cela était de la plus haute importance pour Lenoir. Il y voyait une cérémonie, un rituel, un baptême. Par l’artéfact de la perle, symbole de l’âme, la dame présentait à la perruche la Révélation.

Bouvard arriva avec deux verres et les posa sur la table. Lenoir, sans même lui laisser le temps de s’asseoir, l'interrompit :

- La dame offre une perle à la perruche Éric. Mais à ton avis, la perruche, nous sommes d'accord que c'est un oiseau qui parle, alors, quel secret révèlera-t-elle à la dame, lui décrivant ce qu'elle aura vu dans ce fabuleux reflet ?

Bouvard tira une cigarette de son paquet, il la monta à ses lèvres et, semblant exagéré sa lenteur, replaca les coussins sur le profond fauteuil. Puis il s'assit, lentement aussi, croisant les jambes avec élégance. Toujours sa cigarette aux lèvres, il prit une boîte d'allumettes sur la table et la secoua, avec un air de grande satisfaction. Regardant son ami dans les yeux, il lui répondit :

- Cela, cher Jean-Pierre, toi seul peux le découvrir.

Il y avait là, dans cet intérieur bourgeois, quelques meubles anciens aux acoudoirs dorés, des tentures de velours, des miroirs anciens. Bouvard, caché dans l'ombre, apparut furtivement lorsqu'il craqua une allumette. Suivant l'incadecence rouge de la braise et un épais nuage de fumée qui s'élevait lentement. Lenoir, les yeux plongés dans les volutes, contemplait leurs mouvements, il s'imaginait les courants chauds les poussant vers le haut, et leurs tournoiements intimes, allant avec les invisibles courants d'air.

Bouvard parla, mêlant par sa voix, son souffle, ce quil disait à ce qui se voyait. Ses mots montant, planant sur le miroir et les velours noirs, dans une sidérante beauté, captaient, doucement, les dernières lueurs du soir.

- C'est beau, une perle... J'étais en Grèce. Il faisait une chaleur accablante. Pour me rafraîchir, je me baignais. Tout le temps. Mes amis discutaient, à l’ombre. Julie lisait, seule sur son rocher. La mer était pour moi un rappel, chaque été seulement, je nageais, retrouvant le souvenir de tous ces étés. J’ai toujours aimé nager avec un masque, sous l’eau. Santorin, tu sais, est un volcan, et le bord descend à toute vitesse vers les profondeurs. Je suis descendu à deux ou trois mètres. J'ai été saisi par l'obscurité de la pente plongeant dans les profondeurs. J’ai repris mon souffle et je fus frappé par le soleil, éblouissant, plus éblouissant encore après cette ombre profonde. Je pris une lente, très lente inspiration, avant de replonger.

Je vis alors en contrebas une étoile de mer. Je me suis laissé descendre vers elle, l’eau me pressant tendrement, glissant sur la pente, avec les poissons, avec les algues. Je ne me souciais pas de la performance, cela faisait partie de la magie de cette plongée, mais je pense que je n'étais jamais descendu si profond. Quelle belle étoile, d'un orange tirant vers le rouge, tantôt sombre et tentôt vive, à la lumière bercée d'en haut pas les vagues.

Alors que je contemplais l'étoile, de plus bas me parvint une faible leur, très faible. Elle aurait été invisible si elle n'avait été en contraste sur le noir si profond des abysses. Je me suis senti appelé par cette lueur et, sans songer à la folie que cela représentait, je me suis remis à nager, descendant en de lentes brasse, guidé par la faible lueur, longuement, longuement. La lueur, elle, ne grandissait pas à mon approche, elle restait identique, semblant même s'éloigner à mon approche.

Alors me parut, sur le velours noir qui s'endort, se montrant à sa propre lumière, une perle. Elle était d'une pureté que je ne saurais te décrire Jean Pierre. Elle était d'une beauté inimaginable. Je te dis à sa propre lumière, vraiment, ce n'était pas le joli reflet nacré des profondeurs. C'est comme si elle avait été faite de lumière, de la plus pure, de la plus intime des lumières.

Je suis resté là, fasciné. Puis à un instant je me sentis remonter. Soudain je redevins moi-même, là, me souvenant les eaux sombres. J’eus envie d'y retourner, de m'oublier dans la contemplation de la perle. Cependant j’ai regardé vers la surface, elle scintillait, elle aussi, lointaine. J’ai laissé échapper une petite bulle qui s'éleva, oscillant sans peine, dans de jolis jeux de lumière. Je l’ai d'abord suivie du regard, cette bulle d'air lumineuse. Puis je me suis laissé remonter avec elle, me sentant aller lentement vers la lointaine surface. Regardant la bulle vaciller, j’ai pensé à l’ange tombant du paradis, s’agitant dans sa chute. Elle, remontait vers le miroitement du ciel. Dans une bascule étrange, périlleuse, avec elle, je suis allé vers le reflet. Agitant faiblement les pieds, retenant mon souffle sans peine, la suivant, comme j'avais suivi la perle.

Je repris mon souffle. Comme je me souviens de cet instant ! J’ai regardé tout autour, j’étais loin, presqu'au large. Sous mes pieds, le bleu presque noir disait que j’étais descendu tellement profond. Nageant vers le bord, je suis redescendu quelques fois en chemin. Même tout proche du rivage, je n’ai pas retrouvé assez de souffle, pour rejoindre les étoiles de mer.

J’ai été retrouver Julie sur son rocher. Elle dit que ça devait être beau, une perle. Puis les amis nous ont rejoints. Le soir nous avons pris le bateau pour Amorgos. Sur le pont, troublé, je la revoyais, la perle. Julie vint m’enlacer, me caressant. Elle m’appela son poète. Est-ce qu’elle a vu cette larme au fond de mes yeux ? Je m’imaginais les belles profondeurs, regardant les vagues.

- Magnifique Éric. Magnifique.

Puis ils restèrent silencieux, pas la moindre lumière ne venant perturber la nuit. Lenoir, par la fenêtre, vit alors paraître la Lune. Perçant les nuages, elle semblait insinuer en lui sa lueur. Il se leva et, dans la profonde obscurité, allant lentement, il alla sortir un grand disque noir. Il s'affaça lentement dans l'ombre et bientôt s'éleva une musique. Lointaines, les notes sonnaient en de longs gestes, comme de longues brasses remontant des profondeurs.

Les pêcheurs de perles.

" Je crois entendre encore

Caché sous les palmiers

Sa voix tendre et sonore

Comme un chant de ramiers

Ô nuit enchanteresse

Divin ravissement

Ô souvenir charmant,

Folle ivresse, doux rêve !

Aux clartés des étoiles

Je crois encore la voir

Entrouvrir ses longs voiles

Aux vents tièdes du soir

Ô nuit enchanteresse

Divin ravissement

Ô souvenir charmant

Folle ivresse, doux rêve !

Charmant souvenir !"

(Bizet, Les pêcheurs de perles - Je crois entendre encore )