Je viens de tout perdre
J’ai commencé à écrire il y a un peu plus d’une heure. J’écrivais directement sur le site, directement sur la page, comme installé dans mon terrier. J’en suis arrivé à faire un copier-coller du chapitre 8 du Livre des Proverbes. J'ai gardé seulement quelques passages avec des (...) pour indiquer qu'il en manquait, même beaucoup. Et en voulant modifier la dimension des (...) j’ai passé toute une ligne en petit. Pour gagner du temps, plutôt que de souligner et changer la dimension, j’ai cliqué sur la flèche de retour en arrière en haut de l'interface. Je me suis retrouvé le nez sur le texte La nuit, tout avait disparu. J’ai été piocher dans les sauvegardes, rien, j’aurais dû actualiser le site et là j’ai perdu tout ça. Certainement on pourrait se pencher sur la circonstance, mais plus tard peut-être, là, à présent, c’est le moment où jamais de piocher dans la mémoire tant qu'elle est vive, de retracer ce qui s’est produit, ces événements de pensée, de faire une plongée en des récifs de lignes et de mots.
Quel était le titre de ce texte ? Je ne sais plus. Je suis parti d'Emmanuel, après ce dimanche de second tour des législatives, nous écrivant une lettre, à nous les français, dans l'avion, petit Emmanuel fâché par les élections. Parmi le vacarme, Attal a évoqué au sujet des autres « une politique nihiliste ». Nihiliste - un mot presque inusité, laissant une pleine ambiguïté sur sa signification, c’est très politique, c’est dire sans dire et rétorquer à l’autre qu’il n’a pas compris, qu’il n’y connaît rien en mots. Nihilisme est donc une insulte : une entreprise néfaste d'anéantissement, un truc de FN, de fachos.
Les mots ressemblent mais ce n’est pas ça. D’abord ce n’est pas de la politique, car il n’y a pas de politique intérieure. Et puis s'il s'agit effectivement d'une négation, ce n'est pas pour autant que c'est le néant, c'est simplement une chose qui ne se conçoit pas comme une réalité ordinaire. Et pour se concevoir, cette chose attend de nous détachement et légèreté, n'exerçant pas même l'emprise de nos sens, ni l'emprise de la pensée, il y a une confiance que cela existe sans nous, justement, il ne s'agit pas de néant, ce n'est pas rien, c'est bien plus que tout ce qu'il se peut concevoir. Mais ce n'est pas ici. Parlons d'utopisme nihiliste et non plus de nihilisme utopique, car c'est le non-lieu qui importe, et l’utopisme nihiliste n'est ni une double négation, ni un pléonasme, il est utopisme, et parmi les significations du mot, il s'agit de l’utopisme qui tient de son non-lieu, de sa non appartenance à notre ici, de son incompatibilité intrinsèque toute forme d’ici.
Dans un mail à Jacky, j'ai écrit au sujet de ce lieu où se tiennent les plus fragiles des constructions de la pensée, « Royaume des royaumes » . cf Jean 18:36 « Mon Royaume n’est pas de ce monde ». Ce serait prétentieux de dire qu'il s'agit du même royaume, cependant il y aspire, il s'en inspire. L'un comme l'autre ne sont pas de ce monde. Ce monde, notre monde, est ce qui se voit, se touche, se perçoit par les sens, ce qui se représente à l'esprit, et même les réflexions et les créations de l’esprit, tous ces artéfacts qui font sien l’espace et les pensées. Le Royaume n'appartient qu'à lui-même, et à lui seul. Le Royaume ne se possède pas, il n'est pas de ce monde et pourtant il est, sans-lieu, u-topos, utopique.
Celui qui parla ainsi de son Royaume, parlait du Royaume de son Père. Au sujet de lui-même, il ne s'imaginait d'évidence pas roi, lui qui après avoir opéré le miracle du partage des pains, poursuivi par la foule, alla se réfugier sur la montagne, de peur qu'ils le portent en triomphe et fassent de lui leur roi. Le Christ refusa d'être le roi des hommes, pourtant il revendiqua le Royaume, hors de ce monde. Jésus ne nous invita pas à l’adorer, il nous invita à l’imiter. Nous-mêmes, sans-roi comme dit Thiellement, mais pas pour autant gnostiques, simplement sans-rois, non-rois, aspirons au Royaume.
L'on ne peut pénétrer le Royaume, il n'est pas de ce monde, c'est sa condition première. Comment alors aspirer au Royaume ? C’est par une interface, une mise à échelle, une coexistence : ce qu’Alain Cazenave qualifiait d’anthropomorphose divine et de théomorphose de l’homme (nous reviendrons sur la citation complète, promis). Cette coexistence par projection du Royaume sur un artéfact et l’association de cet artéfact à nous-même a quelque chose du miroir. Le miroir est l'ouverture vers un autre côté impénétrable, un non-lieu, de l'autre côté de la fine, très fine surface réfléchissante, presque inexistante. L'interface est si fine qu'elle n'est pas plus un lieu que l'espace qu'elle crée, lui-même interface avec le Royaume : c'est l'envers, c'est l'autre côté.
Ça serait drôle à dessiner, au début un peu comme la gravure de l’alchimiste qui s’extrait de la voûte Céleste, mais il ne pénètrerait pas ce qui ne peut se pénétrer, qui n’est pas un lieu, qui ne peut se concevoir, s'habiter. Le Royaume ne peut même pas être idéal, il ne peut pas s’imaginer. Dans le reflet cependant, il s’imagine, il se projette. Entre notre monde et le Royaume, la fine très fine épaisseur de la sphère se décolle pour créer un espace en lentille, vide, aucun air de notre monde ne s'y immisce, sans matière, sans ici, et pourtant pas du Royaume, car cet autre côté se conçoit, il s'accède en pensée, il se possède d'une certaine façon, mais d'évidence il est alors sous notre emprise, si l'on veut qu'il brille de la lumière du Royaume, qu'il en soit l'écran de projection, ce sera sans possession, sans contrôle. Cette lentille est une fissure de la fine interface, la fine sphère, qui parcourt l’infini de l’Univers. Une section infiniment grande de la sphère resterait une ligne droite tant l'Univers fuit dans ses possibles à toute conception, l'immense section tendrait vers l'infinitésimale courbure, si infinitésimale, parcourant le Royaume, que si la courbure se définissait pas l'altération du reflet, comme le convexe grossit et le concave amincit, alors la courbure de cette interface serait si droite que le reflet serait fidèle au monde.
Dans la danse des infinis, quelle que soit l'étendue d'une section de cette interface, les propriétés seraient rigoureusement identiques, et ce miroir que l'on vient d'imaginer infiniment grand ne diffèrerait en rien d'un miroir infiniment petit, plus petit que poussière. Infiniment loin vers les Cieux il serait de même infiniment proche, il serait même mieux nul-part, dans ce qui ne se possède pas, qui ne se communique pas si facilement, le non lieu naissant de l'esprit. Dans le reflet court la rivière, pourtant sans eau. C'est un non-lieu vers lequel on remonte par détachement, physiquement dans notre monde mais spirituellement, le temps d’un regard peut-être, de l’autre côté du miroir. Oui, on peut s’imaginer le dedans du miroir, la fine très fine lentille dans le dédoublement du fin très fin voile à la limite de notre monde, là où commence le Royaume. Miroir, fragile miroir. Comme Mélusine ou la femme des neiges, le miroir a sa condition, il ne faut pas tenter de le pénétrer, il ne faut pas profaner l’enclos sacré. La sanction serait immédiate, irrémédiable, volant en mille éclats.
Anthropormophose divine. J’ai songé à ce féminin du mot « divin », repensant au féminin de la shekina et de Sophia : deux féminins à l’interface entre le Royaume et notre monde. Je l'avais annoncé dès le début ce chapitre 8 du Livre des Proverbes, cette fois tout entier, et après réflexion sans même indiquer les lignes que je pensais garder :
« 8:1 La sagesse ne crie-t-elle pas? L'intelligence n'élève-t-elle pas sa voix?
8:2 C'est au sommet des hauteurs près de la route, C'est à la croisée des chemins qu'elle se place;
8:3 A côté des portes, à l'entrée de la ville, A l'intérieur des portes, elle fait entendre ses cris:
8:4 Hommes, c'est à vous que je crie, Et ma voix s'adresse aux fils de l'homme.
8:5 Stupides, apprenez le discernement; Insensés, apprenez l'intelligence.
8:6 Écoutez, car j'ai de grandes choses à dire, Et mes lèvres s'ouvrent pour enseigner ce qui est droit.
8:7 Car ma bouche proclame la vérité, Et mes lèvres ont en horreur le mensonge;
8:8 Toutes les paroles de ma bouche sont justes, Elles n'ont rien de faux ni de détourné;
8:9 Toutes sont claires pour celui qui est intelligent, Et droites pour ceux qui ont trouvé la science.
8:10 Préférez mes instructions à l'argent, Et la science à l'or le plus précieux;
8:11 Car la sagesse vaut mieux que les perles, Elle a plus de valeur que tous les objets de prix.
8:12 Moi, la sagesse, j'ai pour demeure le discernement, Et je possède la science de la réflexion.
8:13 La crainte de l'Éternel, c'est la haine du mal; L'arrogance et l'orgueil, la voie du mal, Et la bouche perverse, voilà ce que je hais.
8:14 Le conseil et le succès m'appartiennent; Je suis l'intelligence, la force est à moi.
8:15 Par moi les rois règnent, Et les princes ordonnent ce qui est juste;
8:16 Par moi gouvernent les chefs, Les grands, tous les juges de la terre.
8:17 J'aime ceux qui m'aiment, Et ceux qui me cherchent me trouvent.
8:18 Avec moi sont la richesse et la gloire, Les biens durables et la justice.
8:19 Mon fruit est meilleur que l'or, que l'or pur, Et mon produit est préférable à l'argent.
8:20 Je marche dans le chemin de la justice, Au milieu des sentiers de la droiture,
8:21 Pour donner des biens à ceux qui m'aiment, Et pour remplir leurs trésors.
8:22 L'Éternel m'a créée la première de ses œuvres, Avant ses œuvres les plus anciennes.
8:23 J'ai été établie depuis l'éternité, Dès le commencement, avant l'origine de la terre.
8:24 Je fus enfantée quand il n'y avait point d'abîmes, Point de sources chargées d'eaux;
8:25 Avant que les montagnes soient affermies, Avant que les collines existent, je fus enfantée;
8:26 Il n'avait encore fait ni la terre, ni les campagnes, Ni le premier atome de la poussière du monde.
8:27 Lorsqu'il disposa les cieux, j'étais là; Lorsqu'il traça un cercle à la surface de l'abîme,
8:28 Lorsqu'il fixa les nuages en haut, Et que les sources de l'abîme jaillirent avec force,
8:29 Lorsqu'il donna une limite à la mer, Pour que les eaux n'en franchissent pas les bords, Lorsqu'il posa les fondements de la terre,
8:30 J'étais à l’œuvre auprès de lui, Et je faisais tous les jours ses délices, Jouant sans cesse en sa présence,
8:31 Jouant sur le globe de sa terre, Et trouvant mon bonheur parmi les fils de l'homme.
8:32 Et maintenant, mes fils, écoutez-moi, Et heureux ceux qui observent mes voies!
8:33 Écoutez l'instruction, pour devenir sages, Ne la rejetez pas.
8:34 Heureux l'homme qui m'écoute, Qui veille chaque jour à mes portes, Et qui en garde les poteaux!
8:35 Car celui qui me trouve a trouvé la vie, Et il obtient la faveur de l'Éternel.
8:36 Mais celui qui pèche contre moi nuit à son âme; Tous ceux qui me haïssent aiment la mort. »
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