Le syndrome de La Dame à la Licorne

Ce texte est extrait d'un mail envoyé à Jacky Lorette sur le sujet du « syndrome de La Dame à la Licorne ». Sur son site, Jacky a écrit un article sur le sujet, reprenant divers témoignages de premières rencontres avec les Tapisseries, des rencontres chaque fois surprenantes, suspendues et profondément intimes, à l'image peut-être du fameux Syndrome de Stendhal. Cet article est suivi d'études sur les Tapisseries dans les œuvres de Maria Rainer Rilke (avec une traduction personnelle du poème La dame à la licorne), Jean Genet (sur l’irréel de la frontière) et Jean Cocteau (qui créa un ballet La Dame à la Licorne).

« Vous avez raison, il existe bel et bien un syndrome. Votre analyse, avec l'appui de cas, a pour effet de magnifier les Tapisseries, de nous rappeler dans les mots ce qu'elles sont en réalité, au-delà de la vue, ce qu'elles sont en vision. Ces six dames nous regardent, tout autour de nous elles forment le cercle des incantations, et qu'invoquent-elles en nous ? C'est nécessairement profond, rouge, signifiant, alimenté par le regard de Vue, l’œil mi-clos qui ouvre sur cet autre monde. Vous nous traduisez Rilke qui exprime ce beau désir de la dame, espérant que la licorne se voit dans le miroir de son âme, je cite « mais vous ne voulez atteindre qu’un seul désir : qu'un jour la licorne trouve son image, calme, dans le profond miroir de votre âme ». [voyez toute la thématique du miroir de l’âme qui révèle la licorne spirituelle à elle-même ! avec le génie poétique de Rilke] Citez-moi d'autres œuvres qui nous encerclent ainsi, il y a les tapisseries de Bayeux et d'Angers, bien sûr, mais c'est tout de même inédit, dans cet ostinato comme vous dites (vous verrez dans Contretent je parle de ricercada !). Elles sont répétitives et dissemblables à la fois, de cette drôle de dissonance, dans cette familiarité trompée, de cet unheimlich, ce mot freudien si difficile à traduire : ce qui ressemble à la maison mais qui n'est pas la maison, ce qui semble familier mais qui s'avère différent. Dans cette dissonance il y a une fissuration, une ouverture, un déchirement du voile qui bascule dans le reflet, révèle l'envers de la tapisserie. Et cet envers de tapisserie, cet intérieur, cette face invisible comme la licorne de Rilke fuyant sous le regard, est propice à la projection de contenus inconscients.

Je me suis souvent interrogé sur le lieu de l'art : où regarder tel ou tel tableau, savoir s'il était fait pour être vu dans la solitude du foyer ou dans les galeries boisées des musées, savoir quel lieu, quelle ambiance lui seraient propices. La grande expérience il me semble est l'église, ce lieu où tout est maîtrisé pour conduire à un sentiment, la découverte progressive en avançant dans la nef, la musique de l'orgue, le parfum de l'encens, le froid du marbre luisant, et la lumière que filtrent les vitraux. J'ai eu une expérience de cette veine au Chichu art museum sur l'île de Naoshima au Japon, œuvre - musée de Tadao Ando où tout est maîtrise, et bascule se fait, porte il y a. Les Tapisseries réunies, peut-être pas les six, mais six bien sûr est mieux, créent leur lieu, elles dépassent dans notre monde, elles ont leur territoire, leur enclos. Il y a donc bien du syndrome de Stendhal à la basilique de Santa Croce, par le lieu voulu, par l’extraction de notre ici. Et c'est dans cette rupture, cet unheimlich, que nous sommes perdus et que nous nous retrouvons à la fois, tel Perceval devant la plaine enneigée, nous voyons dans les Tapisseries un entremêlement des mille et un signes mis par l'auteur et par les mille et une projections de l'inconscient. Nous nous parlons à travers les Tapisseries et elles nous parlent à travers nos introspections, elles s’entremêlent en nous et leur contemplation a quelque chose de surnaturel. C'est de ce type d’œuvres que se nourrissent les mystiques, œuvres portant la Signature, terme cher à Jacob de Boehme.

J'apprécie particulièrement votre passage sur les visiteurs du musée, avec leurs deux œillères, d'un côté l'écran de leur téléphone portable et de l'autre le guide du musée, avec l'interprétation des cinq sens qui leur occulte toute projection, tout mystère. Le temps de s'interroger sur "Mon seul désir", de penser au sixième sens et ils sont occupés en pensée. Je ne les critique pas, quelle belle contemplation que celle des Tapisseries, tout en déployant par l’esprit la grandeur du monde des idées platoniciennes. Mais déjà il faut partir, on vous tire par la manche et vous serez satisfait de votre visite. Comme dirait John Lennon, ça aura été un instant karma, il n'y a malheureusement rien derrière, le sillon s'effaçant à mesure qu'il s'éloigne. Pourtant les Tapisseries ont l'infini derrière elles. Comment inciter le public à les regarder véritablement ? A se détacher ? A se détacher même des interprétations des livres et des sites, pour s'oublier en elles, éventuellement d'en remonter avec une hypothèse, une clé du mystère, comme une perle remontée de profondeurs d’ombre marine. Il y a un insondable, un écho de reflets, il faut les revoir sans se soucier des lectures et des interprétations, il faut s'abandonner à elles et elles nous répondront, avec une intuition qui peut-être donnera naissance aux démonstrations nécessaires. Fait inhabituel, il y aura dans ce procédé une mise en exergue du générateur de l'intuition : l'inconscient. Et le plus particulier du détail des Tapisseries reflètera le plus particulier du détail de nos songes, de notre ineffable état d'âme et devant l’œuvre célèbre nous nous sentirons à la fois unique et entouré d'une gigantesque famille de contemplateurs dont la finesse de l'âme fait écho aux mille et un détails, nous mettant dans l'évidence de l'universel de l'incommunicable de l'être. De quoi être stupéfait, sidéré, sans mots, hébété, physiquement saisi, autant de symptômes qui par leur répétition stéréotypée dessinent bel et bien un syndrome. »

Volterrano. La Vierge Marie couronnée par la Trinité et quatre Sibylles. Florence, basilique Santa Croce (du syndrome de Stendhal)