UN COUP DE DÉS JAMAIS

QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES

DU FOND D’UN NAUFRAGE

Longue vague s’étale sur l’à plat du récif. Son eau, blanchie, se retire. Révélant sous elle les rochers. Dans le ressac paraît que, sous la roche, s’est creusée sous les chocs incessants des vagues, une inclinaison.

Encore une vague déferle. C’est elle qui contre le rocher prend son élan en l’air. S’élonguant telle une aile. Puis elle retombe, son envol était sans espoir. Dans la chute elle se brise, jaillissant de toutes parts, assaillant la roche en ses failles, s’immisçant, dans les plus petits jours, chuté de si haut, si haut. Le percutant en ses plus ténèbres profondes, en ses insondables tréfonds. C’est tout le rocher qui tremble jusqu’en son cœur, et le reçoit, prenant sa forme, telle des mains jointes, tenant en leur creux, la coque d’un bateau vide.

Il a été question de dés ! L’on avait été avertis. Le maître surgit dans une déflagration. Il nous avait menacé. Si de notre lancer nous faisons tout autre nombre, tout serait mieux, mais pas celui-là, non pas celui-là, mieux nous vaudrait l’oublier ce risque de faire cette face. Mais il fallut un jour que ce fut celui-ci justement, que le dés nous tourne sa mauvaise face. Ce qui jamais ne s’était produit se produisit, et la face, la terrible face du maître se présenta.

Alors surgit l’abîme et sa caverne. Les vagues nous y précipitèrent. La coque du navire fendit en éclats, le crâne percutant les terribles rochers, son âme allant en échos, projetée dans la pierre, allant en écho jusque dans son cœur. Là habite le maître.

Dans sa chute folle, il lance et relance le dé mais chaque fois, chaque fois la même face et plus intensément il nous tire à lui, nous sommes plus intensément tirés en lui-même, en son cœur noir de roche, en son royaume. Relançant et relançant le dé mais c’est la même face qui fait écho à son bras mort, se répétant en souvenirs.

Une partie de dé que mènent les flots, c’est cela, un naufrage.

À la barre de son navire, il ne regardait plus les cartes. Il avait passé ici tant de fois. Mais avec les années les routes s’égarent. Dans la tempête il avait frappé le récif. Jeune il avait été beau sur la mer, saine comme la béate ligne alentour, partout vaste azur. Sur le pont du navire, il avait été partout à la fois, d’une main tirant les cordages, retenant les voiles au vent, et de l’autre attrapant au vol en son point ferme la barre, et la tirant, d’une force brute, la tenant droite contre le vent, tirant son bord contre le vent, tirant devant le récif, invisible sous les flots.

Dans cette même tempête, jadis, il avait su tirer son bord, il eut lancé autrement le dé. Il est là, le poing étreignant la barre, l’homme sur la mer, il est le dé rebondissant dans le poing fermé. Préparant son lancer, il agite le poing, faisant résonner le dé, avant de lancer le dé bondissant sur la table. Mais le dé, aussi, mêlerait à ces agitations, un destin, une raison. C’est une certaine face, qu’aurait choisi de lui présenter le dé.

Il fut, homme, jeté là dans la tempête, tel un lancer de dé.

Il aurait vécu ensuite, ne sachant rien des dés et de leurs volontés, ignorant le secret. Mais il l’apprendra un jour, gris, barbe détrempée, soumise, vieil homme, sombrant ici, allant sans nef, sans église et sans cercueil, allant avec les flots. Les vagues se briseraient encore et encore sur lui. Elles l’emmèneraient. Esprit, Esprit, où seras-tu ? Esprit. Où fut ta main ?

Flottant, raidissant, parmi les vagues. Ta main se fermerait, comme celle d’un mort. Tu l’as abandonnée, ta tête, tes pensées, tes amours. Ta tête, léguée au néant. Ou, peut-être, peut-être que passant par-là, on l’aurait saisie au vol. L’on ne sait d’ailleurs, qui il est, celui qui vient après la mort. Il a toujours été, là, et pourtant, l’on ne nous a jamais vraiment parlé de lui. Il fut au premier lever du jour. Aussi il sera là, au jour du trépas.

Là, précisément là, au fin fond des horizons, là sans contrée, ni patrie. Là, âme grise à la barbe détrempée, tu vas à la pesée de ton âme.

Là où la terre rejoint le ciel. Là, ton ombre, traînée depuis ta main d’enfant. Elle te sera prise comme ton âme, bercée dans la mer, âme lavée de ses os. La mer t’a attendu, vieil homme. Tes parents aussi, la mer te les a pris. Là, pleurant dans le noir, priant sur le cercueil, tu n’en sus rien, de la mer.

Le dé a été jeté. Tu espérais, comme à chaque fois, tu espérais, te voilant la face dans les draps du jour. T’oublias-tu vraiment ? Les dés, eux, n’oublient pas. Un jour, un jour, ils te montrent leur véritable face. Et c’est ton crâne qui heurte le rocher, jetant là-dedans une âme, jusqu’en sa demeure infernale. C’est lui, l’archange, qui vient juger de nos âmes.

A cette heure, vieillard, je sais ce que je lui dirais, moi, au peseur d’âmes ! « Toi, maître, serais-tu seulement joueur de dés ? Qu’un lanceur, qu’un misérable lanceur de dés. » Et je te mettrais avec ça, cher maître, un indélicat coup de pied au derrière !

Là, mimant le maître lancer ses dés, un effet glaçant se produirait. Le geste prendrait possession de moi. Terrifiante possession ! Et un dé jaillirait de ma main. Je le verrais, roulant en tous sens. Mais terrible dé, tu me montrerais, à chaque petit tour, la même face. Terrifiant dé, jailli de mes entrailles. Affalé dans l’hébétement, tu tournerais, là, dans l’infini. Alors ce serait toi, misérable petit diable, qui rirais tant de moi. Misérable petit diable.

Dieu ! Si j’avais seulement des larmes, que ma peine serait plus légère, d’apprendre que ma vie durant, ce ridicule petit maître tira mes fils. L'âme lourde, je comprendrais, mon dieu, que tu m’as oublié.