Chaque année, au 5 mai ou un peu après, Madoka installe le kabuto sur le buffet. C’est une présentation avec au centre un casque de samouraï, à gauche un arc et des flèches, à droite un katana, derrière un paravent et devant, la lanière du casque raccourcie en un nœud de corde rouge. Ce qui m’a intéressé est qu’il est doré, sauf le socle et le foulard d’un violet noir. Le casque a deux cornes, naissant de part et d’autre d’un kirin. Seules les cornes dépassent au-dessus du paravent. Elles sont en métal doré, un peu mat, parcouru d’une pliure qui monte dans un développement, simple courbure, se dessinant entre les reflets.
Il existe des miroirs qui modifient le monde, miroirs grossissant ou grandissant, rapetissant. Ils trompent le monde, ils le rendent d’évidence irréel, incohérent. Mais il est des miroirs qui sont mats et dorés, comme cette corne de kabuto, de part et d’autre de la pliure, bien en face, le métal est d’un bon reflet, avec une lumière dorée et un fond mat, très discrètement mat. Ce mat imprègne de son ambiance, comme une très fine buée. Comme un rai de lumière faisant paraître la poussière. Tout à l’heure à table, Natsuki désignait la poussière justement, simplement il la montrait, dessinant une dimension de lumière. Plus tard ce soir, Ichiro jouant à Xenoblade et Natsuki lisant l’encyclopédie avec l’avion pour aller au Japon, entre eux il y avait le kabuyo, splendide de dorures au soleil couchant de mai.
Ces jolis miroirs mats et dorés sont tout à fait cohérents. Cela m’appelle à deux idées : que la cohérence d’une pensée légitime un état d’être ; que ces états d’être sont comme des filtres de couleurs apposés sur les instants de la vie. Un miroir s’assume quand il garde une cohérence. Un miroir peut présenter un intérêt car il est coloré, il a du grain, de la matité, des irrégularités, de l’existence.
Imaginez un miroir fendu, tâché, avec un petit défaut, minuscule, dans un coin, hors du centre, là où vous ne projetez pas votre image. Déjà ce petit détail peut avoir de l’agaçant, à être, chaque fois, là. J’imagine qu’à un instant, surtout en se rapprochant du centre, ce trou dans le reflet qui est un rappel de l’artifice du miroir, prendra de l’importance. Il pourrait même créer un malaise, une étrangeté dans l’idée qu'en réalité l'on se regarde dans un mur recouvert d'un miroir. Par cette tâche ou cette fissure, ce défaut du réel, en pleine figure.
Le miroir pourrait aussi bien être sale oou d'une certaine texture, d'une façon tout à fait homogène. Ce ne serait pas gênant. Certainement qu’ainsi le miroir se révèlerait moins dans son artifice, que sont les petites déchirures qui gênent.
L’autre image qui me vient est celle d’un miroir qui se brise en direct, se fendant en centaines de pièces. Imaginez les morceaux tombant les uns après les autres, regardant à quel moment se perdent la lumière, la personne, le reflet.
C’est à peu près tout en fait, là-dessus. L’aspect psychologique est qu’on peut penser autrement, être strange, et raisonner correctement, fonctionner correctement, en somme, s’accepter.
L’autre idée je l’ai eue quand Ichiro, à qui Sergio a offert la bd sur l’Histoire de la médecine, m’a demandé si la médecine avait tué des maladies dans des laboratoires. Je lui ai répondu que oui, on fabrique des médicaments dans des laboratoires pour tuer les maladies après dans le corps. Je lui ai dit que c’est comme ça dans un laboratoire que Pasteur a trouvé les antibiotiques. C’est quoi les antibiotiques ? C’est des médicaments qui tuent les bactéries. On les a trouvés dans des champignons. Ah…
Les champignons se battent contre les bactéries à une échelle assez amusante quand on y pense. Et nous on pique leurs armes. Aussi, on en trouve des trucs dans les plantes ! Des médicaments pour le cœur, pour la douleur, pour aller chier. Mais on n’en a pas pour soigner la dépression, la schizophrénie, l’anxiété, l’insomnie. Si, l’insomnie on a les tisanes, l’anxiété on a l’alcool. Pour les symptômes. Pour le fond, la maladie, on a des médicaments fabriqués, vraiment fabriqués en laboratoire. Pourquoi ? Est-ce parce que les plantes n’ont pas de pensée ? Elles ont une forme d’intelligence, de vie sociale, de symbiose. Mais pas plus. Elles sont, comme dirait mon ami Philippe, un camaïeu de substances chimiques, des molécules frappées par le soleil qui se dissolvent dans un prisme de molécules filles, et plou-plou-plou-plou une myriade de molécules, absolument inutiles à la plante.
Là-dedans, l’opium, la coca, les cannabinoïdes, les hallucinogènes. Et avec toutes sortes d’effet psychiques. Pas uniquement des distorsions et des modifications physiologiques, façons communicables d’en parler : l’éthylique instable et vomissant, le fumeur dysarthrique aux yeux rouges, le morphinomane les pupilles serrées et bradypnéique, le coké excité en sueur, le tripant les yeux exorbités sur des dessins fluorescents. L’important de leurs expériences est leur vécu, surtout la façon dont ils modifient la façon de penser.
Est-ce qu’il y a un quelconque intérêt à ces états ? Je ne sais pas, peut-être que ce sont des miroirs d’une certaine couleur, d’un certain mat, de quelques défauts ; intéressants, utiles. Peut-être qu’ils pourraient être des pièces d’une grande coupole. Je ne sais pas. Peut-être aussi qu’ils permettent de voir le monde autrement, de penser autrement ce même réel. Plus intéressant encore que de distordre la perception du monde, il est question de dystordre sa conception et la manière de le penser.
Est-ce qu’être de l’autre côté du miroir, dans l’u-topos, c’est avoir bu ou avoir fumé ? C’est peut-être plus fabuleux encore, d’offrir au monde des appareils, des poésies ou de la musique venues de là-bas, qui vivent selon les règles de l’u-topos, et qui amènent dans le quotidien bien-pensant un peu de son ambiance, de sa nostalgie, d’escapade, d’ailleurs. Ce sont de ces airs qui jouent double, qui ne sont pas seulement des coquilles, des beaux parleurs, ce sont des œuvres qui ont une âme. Il est question d’œuvre qui exprime l’intime. Certains partageront l’intime universel. Peut-être d’ailleurs, que le véritable intime est universel, et que l’expérience artistique, le ressenti d’une œuvre, tient à la pareilleté des intimes.
Par conséquent : sommes-nous tous sensibles à l’art ? Que ce soit une peinture vulgaire dans un studio au ski, une gravure de Kupka, une Joconde, quel public ? L’art absolu plaira à tous les regards, il aura de quoi satisfaire les différents degrés de lecture. Ou alors sommes-nous tous capables, un jour, d’être sensible à l’intime ?
Comment la dire cette perle ? Elle est l’intime, qui aime, qui hait, qui a peur, qui a envie, qui se dégoûte, qui pense, raisonne, calcule, projette, regrette. Cette perle a des micelles, des bras oscillant comme les bras de l’anémone, qui sont tous ces liens. L’intime se lie aux choses. Au centre est la perle de lumière. N’est-elle pas pareille en nous tous, cette perle, centrale, inaltérable, infinie et si petite ? Se densifiant en elle-même. C’est cette lumière centrale, indicible, que l’on aimerait dire. Comment ? Mon sentiment est l’écriture spontanée, l’improvisation musicale, picturale, l’instantanéité, sans scolarisation. En même temps, je ne pense pas à l’art brut, perturbant. Cela peut être un art apaisant, volupteux. Il est réputé difficile, je crois que Julien évoqua à ce sujet Tolstoï. Il est difficile d’émouvoir par le bon.
Et maintenant ? Nous sommes Vendredi. Shabbat. Shalom Shabbat. Shallom. Bienvenue.
Bienvenue, c’est à toi, lecteur, que je m’adresse. Que c’est pompeux de dire ça, peut-être, surtout maintenant, après cette idée du grand art qui s’adresse à l’intimité partagée de tous. Je me veux tout petit, de poussière, ou de sable. Il est question d’une dune avec des paliers qui retiennent les racines. Joliment entre rectitude et courbes caressant la droitesse. C’est assez géométrique, avec des formes assez subtiles comme variantes de la droite, pourtant il existe une dimension comme un grillage d’entremêlements. Ce serait joli. C’est une plongée en moi. M’adresser au lecteur, que c’est étrange de le faire d’ici. Je peux très bien me parler à moi-même de mon intime, et puis vous vous y retrouverez peut-être. Ou bien je peux m’adresser à vous comme je pense, vous parler. C’est un peu ce que j’ai fait, dans mes lettres, échangeant avec Jacky, Anthony, Philippe, Martin, Julien. Je ne pense pas pareil et je n’écris pas pareil si je m’adresse à eux. Dans un message je disais à Anthony que je m’adressais à son fantôme.
C’est un moteur magnifique de pensée que de s'adresser à l'autre, de se confier à lui. C’est s’exprimer autrement. C'est aussi penser autrement, en s'imaginant l'ami là, auprès de soi, comme un fantôme. C’est un mécanisme fréquent de Rilke. Dans Les carnets Malte Laurids Bridge : un livre peut-être méconnu à cause de ce titre long, qui n’aura pas eu l’honneur d’une vraie popularité sous le nom de Carnets ou de Malte Laurids Bridge. Dans Les carnets, c’est Malte Laurids Bridge qui s’exprime, un personnage qui est bien plus qu’autobiographique. Malte est un double de Rilke, c'est presque lui, son arrivée à Paris, il entend le tramway traverser son sommeil dans la petite chambre, il se promène dans les nuits d’hôpital, il partage avec nous ses réflexions imbibées de ces lieux. Malte est un curieux reflet de Rilke, avec des variantes, autour de sa mère surtout, devenant étrange dans la sœur, le personnage d’Abelone. Malte ne sait s’il l’aime, Abelone. Au début, il ne sait pas s’il l’aime et il l’apprend la nuit, à la Lune à la fenêtre, qu’Abelone est de cet instant, en ses pensées elle est là, Abelone, immiscée dans la volupté de l’intime, l’agréable nostalgie, l’agréable souvenir. Douceur étrange qu’Abelone, en inverses. Plus jeune Malte se déguisait en fille devant le miroir. Là, c’est Abelone qui apparaît, ce n’est pas Malte enfant qui est dans son corps féminin, c’est Malte qui est féminin dans son reflet, et il se fascine de lui-même. Narcissisme fabuleux que celui de Rilke.
Abelone. Il faudrait sortir le texte. Pour parler de sorte structurée. Désolé, je ne sors pas le texte. Je vais vous dire qui je conçois comme Abelone. Dans un cube comme un aquarium aux bords arrondis, l’eau bleue et son niveau remuent. Tant pis pour les erreurs, les déformations, l’immiscement de moi-même dans l’Abelone de Rilke. C’est cette seconde version que vous aurez. Plus facile, et certainement plus intéressante. Je m’imagine sur un cheval, dans la forêt tapissée de ronces, haut sur ses sabots frappant le sol. Nous prenons ce chemin, il m’a gentiment suivi de ma pensée, allons par-là, à droite, du côté plus obscur. N’ayons peur du noir. Celui-là recèle de trésors. Ils sont des petites, toutes petites lumières de l’intime, qui ne se voient que dans l’ombre. C’est simple de faire apparaître les trésors de l’ombre : il faut une ombre abyssale. En elle, la plus fine des lumières se perçoit.
L’ombre. Le souci est qu’il s’agit d’un mot. Et qu’il est déjà pris, si je ne l’appelle pas « ombre quelque chose », on va lire ombre en référence à Jung. Ce n’est pas cette ombre Jungienne de permission de l’interdit. C’est l’abysse pur d’une absence qui permet de laisser paraître l’intime à sa propre lumière. Très petite lumière qui, constante, cohérente, là dans les tentatives de déplacement gardant la bonne perspective, c’est ainsi qu’elle nous dit qu’elle est réelle : par relativité – par ses changements cohérents de proportions dans les mouvements et perspectives. C’est un réel, ce double, ce reflet dans le miroir.
Il est question d’une chambre noire, très noire, révélant la fine, très fine et sensible lumière. Comment l’appeler ? Je pense à Amaurote, la capitale d’Utopia. Amaurote, comme « amaurose » (wiki : Amaurose vient du grec ἀμαύρωσις / amaúrôsis (« obscurcissement »), de ἀ- / a- (préfixe augmentatif) et μαυρός / maurós (« sombre »). Amaurose serait bien, sombre. Sauf que ce n’est pas un mot, c’est un adjectif. More a créé ce que l’on utilise comme on veut : les noms. Il faudrait un mot. Plus intéressant en fait, justement, ce n’est pas un nom : c’est un lieu. Comme Anhydre, la rivière, ou Utopia, qui est une île. Qui sont mais qui ne sont pas à la fois : u-topos est l’absence de lieu, le non-lieu. Anhydre est la rivière sans-eau. J'imagine que cette rivière est lereflet d'une rivière, qui coule sans eau dans le miroir. Amaurote n’a pas de lumière, abysse absolue, comme une chambre noire dans laquelle se révèlent les plus discrètes de slumières. Allons pour amaurote, le lieu psychique d’un noir abyssal.
J’en était à Abelone. C’est l’épisode à Venise. Malte songe à cette ville de Venise, bâtie sur la lagune. Ville imaginaire, la nuit sous les masques. Venise. Malte discerne Abelone, son visage bouge avec le sien, étrangement elle suit ses impressions, Abelone, reflet féminin de Malte. Elle le fascine, jamais elle ne le touche. Un moment, lorsqu’il quittera des yeux le miroir, elle jaillira jusqu’à lui, je la vois comme un ruban s’étendant vers lui, plutôt qu’une ligne droite et brutale. Elle fait une boucle et vient par derrière l’oreille, lui susurrer des choses. Abelone a ses secrets.
cf section de 6tapisseries sur Rilke (https://6tapisseries.fr/rilke)
C’est à elle, Abelone, que Malte s’adresse quand il décrit les tapisseries La Dame à la Licorne. Malte qui est le reflet de Rilke. Il y a reflet du reflet. Abelone à Venise est le reflet de Malte et Malte est le reflet de Rilke. Il y a trois reflets, comme quand on se voit de dos parce qu’il y a plusieurs miroirs, avec des angles de vues de soi-même de derrière, de dessus, surprenant, et bougeant étrangement selon nous, comme une main gauche. Il y a effectivement ici deux miroirs : celui de l’écriture (son reflet est Malte) et celui du lieu du récit (son reflet est Abelone).
Double transposition de Rilke, s’adressant à une femme : Abelone dans Les cahiers, et dans sa vie à Stina Frisell, à qui il dédia son poème La Dame à la Licorne. Celui de Malte et de Rilke qui a le mieux compris les tapisseries, c’est Rilke avec son poème. En fait, dire cela, comparer Rilke à Malte, on voit que c’est ridicule : ce qui importe n’est pas le personnage, mais ce qui est dit, la façon dont s’exprimeun seul intime. Ces transpositions répétées avec habitations successives de Malte et de Rilke, et la fascination pour Abelone dont il ne comprend pas qu’elle est son reflet, sont de magnifiques processus d’adressage à l’autre, un autre qui s'habite.
Et si Abelone n’était pas le reflet du reflet, mais le miroir ? Abelone porterait le reflet commun de Rilke et de Malte. Abelone, fantastique reflet de Rilke retenu dans ce miroir qui a une certaine teinte, une couleur, un mat. Elle est commune aux deux mondes, Abelone, elle est de notre monde, elle est la sœur de la mère, elle vient rendre visite à la maison de famille, elle accompagne, Malte se figure qu’elle est là. Abelone est son interlocuteur féminin. Voilà, Abelone est la femme à qui Rilke s’adresse, d’une façon elle bouge avec lui, puisqu’elle est le miroir, elle s’anime de sa vie à lui, par ses sourires et ses angoisses sur le visage. Abelone est reflet et il s’adresse à elle : elle est le miroir.
Dans le poème, Rilke ne s’adresse pas à une femme de fiction, il s’adresse à Stina Friesel, la femme véritable avec qui il a visité les tapisseries, ou alors à qui il les décrit, comme Abelone. C’est ce poème, et sa fin fabuleuse : « mais vous ne voulez voir qu'un seul vœu exaucé : / que la licorne un jour, découvre son image / apaisée dans le miroir de votre âme ».
À quelle dame Rilke s’adresse-t-il ? Stina ? Ou s’adresse-t-il à la dame des tapisseries ? De qui parle Rilke dans le poème ? De la dame ? Ou de Stina ? Les perspectives et jeux de miroirs se prolongent dans l’œuvre, jeu de dame et de miroir. Et de licorne. Cette licorne, est-elle le reflet de Rilke ? Sait-il Rilke que la licorne serait son reflet, que la dame serait Stina, femme blessée autrefois par sa maladresse, la sienne ou simplement celle des hommes ? Une femme qui s’éloigna en elle-même, la licorne fuyant avant d’être apaisée, à nouveau auprès de la dame. Alors la licorne, notre double qui a fui les blessures de nos maladresses, ce reflet licorne, ce nous qui est bon à la dame, qui ne l’offense pas dans sa liturgie d’amour, c’est la licorne cette partie de moi.
La femme, Stina, apaisée aussi, légère, menant allègrement le clavier des tâches quotidiennes, légèrement au-dessus des choses, à elle Rilke adresse son amour. Dans ce lien d’amour, cette imagination de l’aimée quand Rilke écrit ce poème, qui est comme l’amour de long de l’amour courtois. Ce n’est pas de l’amour de l’amour. C’est elle que Rilke aime et en s’adressant à elle, il dit le plus qu’il lui soit possible de dire de son intimité.
C’est « son seul désir » (cf tapisserie de désir) avec juste avant : « vous restez à ses côtés, loin de nous » (toucher), « douces passent vos mains » (odorat) « sur le clavier des tâches quotidiennes » (ouïe), « avec humilité vous servent les objets » (goût et l’accompagnante présentant la coupe), « mais vous ne voulez voir qu’un seul vœu exaucé » (désir), que la licorne un jour « découvre son image apaisée dans le miroir de votre âme »
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