Le 2024-12-06 23:58, Ao Suzuki a écrit :

https://www.youtube.com/watch?v=65tTOMLIReI&t=1772s

Ils appellent ça utopisme, j'ai voulu appeler ça utopisme nihiliste, puis nihilisme utopique. C'est aussi l'autre côté du miroir, fait d'un monde qui persiste lorsque le miroir s'en va. C'est le reflet, le jumeau, l'autre, l'étranger. Quand je pense qu'il fut reproché à Rilke d'être un passant. C'est la plus haute des natures. L' Évangile de Thomas parle de passants, comme la gnose aussi de la nostalgie de la lumière. J'ai hier écrit un mail à Jacky, dans ce message j'explique mon nom : « Un temple dans une forêt, le tintement d'une clochette devient le cri d'un aigle, levant les yeux l'aigle est bleu, invisible sur le ciel. » C'est dans ce paysage que je ne suis que passant, insignifiant, c'est dans ce paysage que j'habite, il est ma famille, mon ailleurs dans un reflet de miroir, dans mon non-lieu, avec mon jumeau céleste, dans mon utopie. C'est sous ce nom que je suis étrange.

Si cette idée n'avait pas de nom ?

J'ai aussi l'idée du contretent. Dans les mix ou dans la musique du kagura il y a des variations opposées mélancoliques et graves, puis vives et lumineuses. Et le grave n'a rien de déplaisant dans cette bascule en arrière, dans l'ombre, dans l'inconnu. Elle est l'étrangère, dj, ou miko. Elle a son enclos sacré, sa scène derrière ses platines, son temple dansant avec son grelot. Elle est là, et elle a tout à m'apprendre. Elle est aussi la dame, la contemplant elle a tout à m'apprendre, moi simple oiseau sur son gant, me laissant aller aux reflets de la perle qu'elle me tend.

Cher ami, je viens de songer à t'adresser ces notes du jour. Ça va faire un mois que je t'ai envoyé la perle en apnée.

Pour t'expliquer je suis en ce moment fasciné par les dj sets de Youna que j'ai découverte sur youtube. Cette musique Melodic Techno / Progressive House est si dépaysante ! Les titres : « escape reality » « parallel universe » « lunar authority » ou les paroles : « Ctrl A Ctrl X » ou « there is now another version of you ». Et Youna est fabuleusement arrivée là, au milieu d'Amenouzume et de la miko. Regarde comme elle est possédée à sa propre danse, à sa propre musique. Ou presque, elle mix, elle rejoue, elle participe des transitions et surtout de l'ambiance sur la musique. Comme la miko dansant le kagura, qui participe par le son de son grelot et pas seulement par sa danse, mais par sa présence, par elle-même, entière, et habitée, par une danse sur-apprise, sur la flûte et le tambour des musiciens qui se jouent sans elle, de l'autre côté de l'enclos, mais rythmés, guidés par elle, par le tintement de ses clochettes.

En lisant la post-face d'une des deux éditions d'Utopia achetées à Londres, j'ai découvert un courant d'utopisme anglais des années 60 – 80 (cf Ursula K. Le Guin). Je n'en pense pas grand-chose. Elle cite Thomas Blake sans magie. Ces gens j'ai l'impression, ne croient pas. C'est tout l'exercice, de croire.

Disons que le texte s'arrêterait là, celui qui avait quelque chose à dire. La suite à présent naît d'un néant de pensée, un rideau ouvert par lequel tu peux regarder si cela te dit, de ce que tu verras je ne sais rien maintenant.

J'écoute l'introduction de Yes ! (Steve Levi). Je préfère tellement avoir à côté de moi sur l'accoudoir ma tablette dépliée et une vidéo de Youna mixant, comme si j'étais dans son public, tapant en rythme sur mon clavier. Surtout les vidéos @4, @5 et @10. @4 a été la première que j'ai regardée. Que j'aime ce passage « In and out of love », @5 est vraiment électro, ma préférée à écouter dans le métro. @10 à 28:30 est bien particulière. Youna, dans un maillot de bain dessinant son squelette, mix les cheveux aux vents pour l'immense myriades des kamis qui danse et rie. Elle est resplendissante, elle est la vie. Telle Amenouzume, éclairant la nuit d'une autre lumière, tandis qu'Amaterasu est dans sa grotte, nous ayant privés de sa lumière, à présent nous nous passons d'elle, nous lui substituons Amenouzume, dansant nue, possédée à sa propre musique. Et c'est par l’effet de cette danse qu'Amaterasu sortira de sa cave, intriguée, elle s'immiscera par la fissure et se reconnaitra en Amenouzume, par l'artéfact du miroir.

Croire. J'ai fait une sorte de promesse tout à l'heure, laissant entendre que l'essentiel était là, au sujet des utopistes anglais qui citent William Blake sans magie. L'essentiel n'est nulle part. Il est la somme des tout. Ce n'est pas question de « croire », mais d'une dimension, un angle qu'il y a dans croire, qui se retrouve en d'autres dynamismes, en d'autres phénomènes d'autres univers, cette fine inclinaison qui éveille comme une note bleue, qui se retrouve, parsemée dans des phénomènes éveillant la Signature. C'est ce faible angle, cette poussière sur le côté de chemin, qui fait l'or de l'autre-côté. Je m'intéresse à ce mot, « croire », je le regarde en face, seul, et il m'est prétentieux et comme signifiant d'autres choses, choses que j'aimerais passées. Tout à l'heure, il voulait tout dire. Dans sa phrase. Et là il ne vaut rien, prêt à être couché sur le marbre sous la scialytique. L'étude des mots est impossible, pire encore l'étymologie. On ne devrait regarder que leur forme et entendre leurs rondes douceurs ou leurs douleurs obscures, on devrait les entendre.

Cher ami. Je te souhaite un excellent week-end.

Le 2024-12-13 01:21, Un ami a écrit :

Cher Aowashi,

Ta missive introduite par les musiques de techno très intéressantes et ciselées de Youna a été pour moi plus mystérieuse que les précédentes.

Pour te comprendre, j'ai utilisé une grille poétique où William Blake a, un temps, été un fil conducteur. Puis les légendes que tu m'as si bien décrites dans tes premiers textes se sont dessinées en arrière-fond. Elles ont donné comme une trame sur laquelle se glissaient les fils multicolores de tes propos. Mais, je n'arrivais toujours pas à distinguer facilement les arabesques qui auraient dû se dessiner sur une telle structure. La partie musicale m'a été plus aisée lorsqu'il s'agissait de te comprendre. Je t'imaginais aisément perdu dans cet univers sonore et symbolique, mais ancré par le rythme, la beauté de Youna et l'univers japonais, sorte de carrefour métastable hypnotique et rassérénant.

Je fais un petit détour pour revenir ensuite à ton message. […] Pour en revenir à toi, j'ai eu soudain comme la révélation qu'il ne s'agissait pas d'un tel phénomène, mais possiblement que je n'avais accès qu'à des bribes d'un texte qu'on avait mis bout à bout alors que de nombreux passages qui le constituaient initialement avaient été perdus et que les personnes qui en détenaient l'exégèse s'étaient tues. Il en résultait des phrases dont, soudain, la structure s'altérait. Je me disais : si Aowashi était là, je lui demanderais qu'il m'explicite la partie manquante.

Plutôt que tu renonces aux rêveries et aux échappées qui me rappellent les nuées de brouillard qui se déchiraient soudain et laissaient apparaître fugitivement la baie de Hong-kong lors d'un de mes voyages, il faudrait rendre plus conscientes les articulations et les références. Les pigments du néolithique et ceux de l'acrylique sont trop entremêlés à mes yeux. S'il y a un « effort » à faire, ce serait celui-là.

… demain vendredi 13 à 14h. Je pense casser la croûte au … . Cela me ferait très plaisir de t'y retrouver, même quelques minutes.

Ton ami

Le 2024-12-14 00:22, Ao Suzuki a écrit :

Cher ami,

Comme je te remercie pour cet instant de complicité. C'est dans cet instant certainement que je souhaite me trouver, sincèrement j'aurais aimé être au … ce midi. Aurrais-je su répondre à tes questions, cette brume recouvrant Hong-Kong ?

Vois-tu il y aurait eu de longues pauses si j'avais été dans « cet autre », véritablement. [j'entends là les cordes organiques du fameux titre @5 à 03:00] Hésitant dans la formulation en mots d'une pensée qui est jeu de formes, pas même de « concepts », concept les arrête, des vaisseaux, des symphonies. Pensée jetée dans l'espace noir galactique, des traits, non des traînées blanche, dorée, argentée, tendues d'un infini à l'autre, se poussant les unes les autres, ou s’attirant, ou allant se compressant. Dans l'infini nul bout à toucher, mais se condensant sous une pression invisible, sous l'intention, la gestation ; la force ambiante suit cette tension, allant dans un autre chapitre d'une histoire qui va, se continuant sans cesse. S'arrêter pour mettre quelques mots là-dessus, est difficile. En tout cas est-ce … [06:15]

Je viens de m'égarer, tentant de te décrire le labyrinthe.

Le projet que j'avais en commençant ce mail était de répondre à ces questions que tu me poserais en lisant mon dernier message. Avant tout n'hésite pas à préciser tes questions sur un passage. J'ai l'idée de procéder d'une façon devenue moins courante : d'intercaler des réponses dans le mail que l'on reçoit. C'est une manière assez fascinante j'y pense de rencontrer deux pensées. La seconde répondant, dans une version du jeu où le premier ne s'était pas préparé au procédé, qu'il écrivait simplement, passant, ne pensant pas à avoir à expliquer. Demandons-lui à celui qui tapait sur ce même clavier il y a une semaine précise.

Ils appellent ça utopisme, j'ai voulu appeler ça utopisme nihiliste, puis nihilisme utopique.

En première année de fac j'ai eu dix-huit ans et j'ai voté pour la première fois. J'ai fait ce bulletin à la main où je votais utopiste. J'ai perdu chez mon cousin une feuille sur laquelle j'avais écrit une sorte de manifeste de l'utopisme. Dans la solitude des dernières semaines de préparation des examens, isolé dans ma chambre, je me divertissais dans l'idée d'un espace de perfection et d'ailleurs : « utopie », mot créé par Thomas More pour le récit éponyme. u-topos, signifie le non-lieu ; souvent utilisé aujourd'hui au sujet d'un lieu parfait. L'été qui suivit j'ai lu Utopie, idéalisant un Thomas More rebelle, qui finit exécuté pour ses belles pensées. Je découvris cette année que c'était pour de simples raisons de pouvoir et de remariage d’Henri VIII se voyant chef de l’église anglicane, que Thomas More fut exécuté. Il avait refusé de compromettre sa foi, mourant en martyre, il deviendra Saint Thomas More. Ce manifeste perdu chez mon cousin, une feuille A4, était écrite en deux colonnes faites de quatre ou cinq paragraphes au total. Dans le paragraphe du milieu à droite, j'avais écrit l'étymologie d'u-topie. Il y avait des dessins dans les dimensions, en relief, des flèches, longues et vives spirales avançant comme un embobinage et faisant comme une forme de toupie ou de morceau de bois glissant sous le biseau sur le tour du menuisier. Au centre de cette spirale, suivant le geste de la gymnaste, suivant son bras dans la main tendue, l'oscillation du poignet naissant régulièrement autour de cet axe, le ruban s'élargissant dans un constant étirement, suivant cet axe dansant, dessinant la danse, la trajectoire, visible plus longtemps et surtout la dessinant, comme une photo d’expressionniste. Au centre (de mes petits dessins) se tendait une flèche se voyant en pointillés suivant l'axe et sortant de l'autre côté. À l'extrémité il y avait un point, ou sur d’autres exemples la flèche continuait portée par une autre bobine. Qu'écrivais-je qui forma les autres paragraphes ? Ce serait te tromper de dire que je m'en souviens. Pour te dire un peu plus sur cet été, j'avais en mon cœur la douce image de Sophie, nous nous connaissions peu, mais chaque fois seul à seul, même s'il y eut autour de nous des circonstances, des autres, je n'avais à ces instants connu qu'elle, et elle me suivit, me permettant de lui adresser des pensées. Le ruban dessinant un souvenir est à l'image de ce que j'écris aujourd'hui au nom de « contretent ». Sophie douce en mon cœur est l'élan courtois du chapitre des Tapisseries.

[ 46:00 ! Vingt-huit minutes sur la première phrase. J'en rie ! ] C'est aussi l'autre côté du miroir, fait d'un monde qui persiste lorsque le miroir s'en va.

J'ai évoqué ceci dans un mail à un ami. Il me répondit avec un poème coréen :

« Le miroir

Dans le miroir, il n'y a pas de bruit.

Nulle part ailleurs un monde aussi silencieux.

Dans le miroir aussi, j'ai des oreilles.

Deux malheureuses oreilles qui n'entendent pas

ma parole.

Le moi dans le miroir est gaucher.

Un gaucher qui ne sait pas accepter ma main tendue

il ne sait pas serrer la main.

A cause du miroir, je ne peux toucher le moi

dans le miroir,

mais, sans miroir, comment pourrais-je rencontrer le moi

dans le miroir ?

Maintenant je n'ai plus de miroir, mais dans le miroir,

demeure toujours le moi dans le miroir.

Peut-être s'adonne-t-il à ses affaires,

seul, sans que je puisse le savoir.

Le moi dans le miroir s'oppose à moi,

Mais il est encore très ressemblant.

Je suis bien triste de ne pouvoir me préoccuper

du moi dans le miroir, de ne pouvoir l'ausculter.

Yi Sang - poète coréen, mort à Tokyo en 1936... »

Belles perspectives n'est-ce pas ! Pessimistes, je pense, le relisant. Cet ami répondait par cette image de ce qui demeure sans l'objet miroir, à cette image que d'une façon ou d'une autre j'avais évoqué dans un mail. J'espère que lisant ce poème tu t'es rafraichi de ma lecture, certainement aride, ne laissant voir l'eau que par instants, dans des échappées de brume.

Je rebondis sur le mot aride, je voulais plus tôt te dire que le fleuve de la capitale d'Utopie (Amaurote, dont je trouve l’étymologie en cet instant même sur Wikipedia : « du grec amaurôton, signifiant qui est rendu obscur ; ce nom traduit donne « Ville-mirage » ou « Ville-invisible », intéressant), ce fleuve s'appelle Anydre (sans eau). La rivière reflet, coulant dans le miroir, de l'autre côté de la rivière scintillante, est une rivière sans eau. Son espace, vu de chez nous, n'existe pas, il est une illusion. La persistance de ces non-choses sans l'objet miroir, s'imaginer cette persistance, c'est détacher du phénomène sa sève, son sentiment, ce qui demande un instant de croire. Cette sève, sentiment, croyance, ne saurait soutenir l’examen direct, scrutant à la lumière de l’appréhension, et nous laisserait choir comme une palissade de papier, ou comme une brume sur laquelle nous nous serions appuyé.

Il y avait de ce revers de miroir dans l'utopisme de ma jeunesse. Pour dire que c'était de cet utopisme qu'il s'agissait, celui d'un non-lieu, j'usais d'un pléonasme de « utopisme nihiliste », indiquant par ce mot simplement le « u » privatif d' « utopie », à présent « u-topos ». Là était le secret, l'immense liberté de la pensée. Plus tard un ami me ferait lire L'éloge de la fuite de Laborit, dans lequel je retrouverai mes premières amours. Je me souviens de cet instant à la terrasse à l'angle de la rue Oberkampf sur le boulevard du Cirque d'hiver. Il ne l'avait pas lu ce livre, mais il reconnut dans mon idée d’utopisme nihiliste de six ans avant (cela semble loin à ces âges), ce qu'il avait compris de cette « fuite » de Laborit.

C'est le reflet, le jumeau, l'autre, l'étranger.

Le reflet est le double. Ce double, Mani l'appella le jumeau, que l'on appelle aujourd'hui « le jumeau manichéen », auquel Mani s'adressa dans de belles réflexions qui le conduisaient au sentiment mystique. Mani ne devint pas le jumeau, il s'adressait à lui. J'y pense à l'instant, c'est Rilke s'adressant à Abelone. C'est Sophie à qui mon cœur adressait de douces pensées. Sophie habitait mon cœur, elle se laissait enrober dans de doux draps de songes, dans la belle lumière de hautes fenêtres ouvertes sur la cour de la maison, au-dessus de parterres de plantes dont montait à l'arrivée de la pluie de début d'été, un parfum d'un indéfinissable souvenir, filant sous notre idée de ce qu'est un souvenir, voluptueux souvenir, essence de tout souvenir. Peut-être est-ce dans cette pente, cette ligne tendue se condensant dans les signaux ondulants par contractions, qu'est un universel, un partagé intime, aussi contemporain d'Alexandrie que de moi au-dessus de ce clavier éclairé dans la pénombre.

Je me suis perdu dans le parfum montant la pluie. Tiens ! Je vais tenter de partager avec toi ce merveilleux souvenir. Nous étions à Pushkar, au Rajasthan, avec un ami. Nous étions en haut des marches des havelis. Tous les oiseaux s'envolèrent à la fois, formant sur le ciel un nuage et le ciel noircit avant de s'humecter d'une teinte violette soulevée par le vent. De l'autre côté du bassin, un vent chaud émana les senteurs douces de l'Inde. Ces senteurs étaient le réel d’un mot croisé dans quelques épiceries du marais, à présent cette senteur émanante était la vérité derrière le mot. À cette levée de pluie les oiseaux s'envolant sur un ciel gris basculant à la fois dans le noir et dans le violet, un parfum réel tel un nuage pénétrant, respirant d'un souffle chaud, terrestre, des émanations des terres et des flores, des brindilles séchées, de grasse épine d'une senteur pénétrante approchant le nez tout près de l'épine. Je m'emplis de tout à la fois et le ciel chuta sur nous, des rivières subitement coulèrent sur les marbres, nettoyant tout. Mon ami et moi étions de part et d'autre des marches en cascades, sous de petits balcons d'angle. Peut-être nous sommes nous faits un signe. Je crois que nous n'avons jamais vraiment su parler de cet instant.

[@11 28:00] Quand je pense qu'il fut reproché à Rilke d'être un passant.

J'ai lu Les carnets de Mate Laurids Bridge vers avril – mai. Je me souviens dans la chambre louée pour la nuit, la fenêtre ovale ouverte sur la Creuse, rivière coulant dans la nuit, juste avant le pont à un bout de la ville. Écrivant, je ne sais plus dans quel sens la rivière coulait cette nuit. J'écrivais l'article de mon site sur Les cahiers (https://6tapisseries.fr/a-part#rilke). J'étais en train de lire Les cahiers à cause de la phrase inscrite à l'entrée de la pièce d'exposition des Tapisseries à Cluny, aussi grâce à Jacky. Aujourd'hui je pense que Rilke avait tout compris aux Tapisseries, que l’œuvre la plus juste sur les Tapisseries est son poème La Dame à la Licorne.

Le protagoniste est Malte, alter ego de Rilke dans sa solitude parisienne. Malte dans le carnet 36 rencontre Abelone, dont l'on apprit plus tôt dans les cahiers qu'elle est la sœur de sa mère. Abelone après la mort de la mère, enseigne à Malte qui fut sa mère quand elle était jeune, la femme qu'elle fut avant son mariage, aimée d'autres que son père, en aimant d'autres que lui. Abelone lui dit qu'elle ne s'est jamais mariée. (désolé cher ami, je ne vais pas réexpliquer ce qui est sur mon site, tu peux le lire maintenant ou aller à la suite, je ne sais pas si tout se comprendra sans ces explications). Abelone, Malte ne sait d'abord si elle est belle. Je réemploie souvent l'expression de Rilke. Elle est si juste, ce qui est beau, un beau personnage dans un film, souvent au premier abord, à la première rencontre a d'une étrangeté, l'on ne sait si elle est belle. Puis il n'y aura qu'elle. Fantomatique Abelone, c'est à elle que Malte s'adresse dans le carnet 37. Dans le carnet 38 il s'adresse aux jeunes filles visitant le musée. Le carnet 39 ne fait pas dix phrases. Il demande cependant de nous le temps de songer à lui, dans des intervalles confiant entre deux idées, dans la lecture, sans être pressé de tout lire. Merci Rilke, il est court. Suit le poème, merveilleux, lis-le, ou relis-le, je t'en prie :

« LA DAME A LA LICORNE

(Tapisseries de l'hôtel de Cluny) Pour Stina Frisell

Femme et altesse : certes nous offensons souvent

un destin de femme que nous n'entendons pas.

Vous nous considérez comme pas encore mûrs

pour votre vie qui, si nous l'effleurons,

devient licorne, farouche bête blanche

qui s'enfuit... et sa peur est si grande

que vous-mêmes ne la retrouverez

/ s'évanouissant en sa sveltesse /

qu'après bien des mélancolies,

craintive encore, chaude et hors d'haleine.

Et vous restez à ses côtés, loin de nous, - et douces

passent vos mains sur le clavier des tâches quotidiennes ;

avec humilité vous servent les objets,

mais vous ne voulez voir qu'un seul vœu exaucé :

que la licorne un jour, découvre son image

apaisée dans le miroir de votre âme. »

Rilke a tout compris aux Tapisseries

À la fin, j'imagine ce carnet à Venise ou peut-être est-ce ailleurs, il est question de chanter dans une langue étrangère je crois, et Malte voit Abelone dans le miroir. Je n'ai lu ce cahier qu'une fois.

Mon ami. Il commence à se faire tard. Je reprendrai j'espère où j'en reste maintenant, sur « le passant ». Il est le fou dansant du boulevard Saint Michel d'un des carnets de Malte. « le passant » est aussi le terme employé dans une des Évangiles gnostiques, je dirais celle de Thomas. Surtout c'est la préface des éditions Pléiade qui utilise cette image du passant, l'employant en séduisant artéfact de l'ineffable de soi.

/////

C'est la plus haute des natures. L’Évangile de Thomas parle de passants, comme la gnose aussi de la nostalgie de la lumière.

La gnose. On en parle mais certainement l'on en sait peu sur elle : religion fabulée, sans texte, ou des bribes, à présent Évangiles sans religion. Il y eut des gnostiques parisiens au temps de Jules Bois, cf Les petites religions de Paris. Le mythe fondateur avancé est celui du démiurge, mauvais Dieu créateur de cette terre de souffrance. Pour la gnose, cette terre est la prison noire de nos âmes. Un bon dieu, tout fait de transcendance, immatériel et définissable de chez nous uniquement par négation - « ineffable ». Jacques Lacarrière en parle bien dans Les gnostiques. L'on distingue différentes gnoses, celle de Basilide, celle de Valentin, celle des ophites etc. Il y a là de terribles cosmogonies inutiles, des proverbes, mais je trouve peu de poésie. Il y a des groupes facebook, cf L'archipel gnostique, tenu par un prêtre catholique. Je m'en tiens à présent au sentiment gnostique, celui de la nostalgie. De réputation, Le chant de la perle, aussi appelé L'hymne de la perle est la plus juste traduction de ce sentiment gnostique qui nous soit parvenue du Moyen-Orient

J'ai hier écrit un mail à Jacky

Jacky est mon ami en tapisseries, il tient lui aussi un site à leur sujet. Nous nous écrivons comme avec toi et d’autres amis, je lui écris parfois depuis l'autre-côté.

Dans ce message j'explique mon nom : « Un temple dans une forêt, le tintement d'une clochette devient le cri d'un aigle, levant les yeux l'aigle est bleu, invisible sur le ciel. » C'est dans ce paysage que je ne suis que passant, insignifiant, c'est dans ce paysage que j'habite, il est ma famille, mon ailleurs dans un reflet de miroir, dans mon non-lieu, avec mon jumeau céleste, dans mon utopie. C'est sous ce nom que je suis étrange.

Je m'aperçois qu'il m'est plus facile de commenter ce passage en partant de sa fin. Tu sais depuis mon message précédent ce que signifient pour moi ces mots de reflet, de miroir, de non-lieu, de jumeau céleste, d'utopie. Concernant « Étrange », avec Jacky nous avons pour habitude de mettre en tête du message, lui en tout cas le fait souvent, après le Bonjour de politesse il y a un ou titre de chanson; souvent de la musique anglo-saxone des années 60-70, des airs de classique je crois aussi. Ce jour ci j'écrivais en écoutant People are strange des Doors. Il serait peut-être utile d'utiliser un copier-coller de ce mail :

" When you're strange, no one remembers your name

Soyons étranges

Passants

Illustres inconnus

Anonymes

Ou alors d'un nom qui dit l'être. Un nom parlant sans mots, parlant par évocations, par images, par symboles. C'est ce que j'ai tenté d'approcher avec ce nom Aowashi Suzuki. C'est de ce nom, cher Jacky, ce nom qui m'exprime, que je vous écris ce soir. C'est de sa sincérité qui sait que son âme se trouve là-bas : ao - bleu, washi - aigle, suzu - tintement, ki - arbre. Un temple au cœur d'une forêt, tintement d'une clochette, cri d'un aigle, levant les yeux l'aigle est bleu, invisible sur le ciel. »

J'emploie être par opposition au paraître. Le non-lieu où se trouve Ao ne se décrit pas car il n'est pas de nos dimensions. Il se voit cependant et il s'entend, mais il me faudrait être musicien ou dessinateur pour ça. Cependant ce ne serait jamais vraiment fidèle, en réalité cela ne lui serait jamais de sa dimension. Cependant ces dimensions ont leurs lois de communication, leurs lois de physique, de gravitation. Elles ont, entre elles, des forces, des dynamiques, des pôles positif et négatif. Ce qui peut se ressentir dans notre dimension, ce n'est pas ces choses mais leurs interactions, corps physiques interagissant tels des corps célestes (céleste du ciel / astronomie et céleste des Cieux). Les choses de notre monde peuvent vibrer entre elles de la dynamique de ce qui est de l'autre côté de l'interface du miroir. Je n'aime pas le terme de reflet, mais cela est bien cet envers de miroir mais « miroir » nous rappelle à ce qu'il nous renvoie notre image corporelle. Il est difficile de se dégager de ce reflet, notre portrait extérieur. J'en suis mieux détaché dans des termes indiquant le lieu, c'est le non-lieu. Ici la rivière coule mais elle n'a pas d'eau, fleuve Anydre. Peut-être me servirais-je de ce mot ? « anydre », il est joli et je le vois, un filet d'eau coulant, limpide, laminaire, laissant percer à travers lui des reflets, de la lumière. C'est là que j'utilise le mot reflet. Le reflet est la lumière de l'autre-côté qui se reflète à une surface d'ici, qui se reflète sur une de ses choses de là-bas. C'est là que j'aime le terme de reflet.

[il reflète la lumière céleste qui se trouve de l'autre-côté. Cette lumière nous ne pouvons la voir, c'est celle dont nous avons en nous la nostalgie. Il est inutile de la regarder. Mais nous pouvons voir son reflet dans les choses de l'autre côté du miroir. Amaterasu est l’artéfact d’un reflet, elle est entre deux miroirs : celui d’Izanagi et celui du petit-fils] : je devrai y revenir.

Je parlais au début de ce nom « Aowashi Suzuki », il aspire à l'autre côté du miroir. Je ne prétendrais pas qu'il y est. Simplement qu'il le désire. J'aime les aigles, aigle d'ici et aigle de l'Hymne. J'aime cette idée de l'invisibilité, du bleu dessiné sur le bleu du ciel, invisible. Tu peux t'imaginer, regardant le ciel, un ami à côté du ciel qui s'exclame, comme te montrant une constellation, ou une étoile, Syrius, lumineuse et multicolore, avec des oscillations entre le blanc et le bleuté, le verdi, le rosé, comme un diamant. Cet ami te dit, « mais ne le vois-tu pas se dessiner sur le bleu du ciel ? ». Comme s'il était de verre, imagine quelques traits le dessinant, des petites parties qui se voient si l'on fait bien attention, et qui nous montre qu'il y a là quelque chose. Imagine-le comme fait de verre, transparent, limpide, le regardant tu vois simplement le bleu du ciel. Tu pourrais faire tous tes efforts, fixant ce point bleu, pour voir ce qui est entre toi et lui. Cette substance est transparente, limpide, elle file telle du sable entre tes doigts, elle est indicible, faite du domaine de l'ineffable.

Tu ne peux la voir, mais tu regardes dans la bonne direction. Tu ne peux la voir mais tu peux la dessiner, justement comme une constellation, tu dois voir des points, des coordonnées, que tu pourrais lier comme un dessin de constellation, dessin de Grande ourse, de Cassiopée. Peut-être y a-t-il des rebords qui reflètent autrement, dessinant le contour de l'aigle bleu. Ça y est, tu le vois. C'est amusant, surtout vous êtes complices à présent, ton ami et toi. « Aahh !!! Oui, ça y est, je le vois « » Tu vois aussi. Où êtes-vous ? La nuit dans le désert ? Surtout, de ce côté - ici de l'être physique - du corps, en cet instant, tu es peut-être seul ; lisant ce message, lisant, écoutant de la musique, songeant, contemplant. Tu es seul et tu ressens la multitude des âmes qui avec toi ont aspiré à dire "Aahh !!! (je rie discrètement en tapant, c'est comique de « Aahh !!! », comique comme un Rabelais, riant et s'approchant de l'ineffable, curieusement, sans révérence, sans respect pour le sacré, aspirant à le trouver dans ce qui nous fait rire, ce qui nous plaît, ce qui est agréable ; Thomas More parle dans sa traduction française de volupté. Le sentiment de cet ici, l'aigle, tu le vois à présent, l'imaginant se dessiner comme un aigle de verre sur le ciel. Ce que serait cet aigle dans notre ici - physique, c'est aigle de couleur bleue sur un ciel parfaitement du même bleu, il existerait, il serait vivant, il aurait des pensées, des désirs, comme un aigle simplement. Et il serait invisible, transparent, de l'autre côté, dans l'u-topos.

Voilà pour Aowashi, il est aussi, ce « Aah !!! », un cri, comme le cri de l'aigle de l'Hymne, ce cri qui nous réveille du sommeil de ce monde. "Aahh !!! » est spontané, il n'est pas un mot, il n'appartient pas à un langage. Et justement il est universel. Ce « Aahh !!! » pourrait aussi bien être un « Oohh » avec l'accent japonais, il serait le même, avec une touche d'exotisme, de Japon, d'autre ambiance, d'autres influences. Ce « Aahh !!! Oohh !!! », en fait, à deux, en même temps peut-être, à des milliers de kilomètres de distance, est le même « Aahh !!! » et il dit deux choses à la fois : que tu es surpris de l'avoir vu, l'aigle, en fait d'avoir été capable de le dessiner et, suivant les mêmes repères, les mêmes étoiles dans le ciel, il reste dessiné, et après l'avoir dessiné de la volonté il reste dessiné ici, sur le ciel, réel. Tu peux regarder à côté et revenir et toujours il est là, inaltéré, fidèle. Tu auras toujours avec toi à présent ce petit truc pour le retrouver, la nuit, dans le ciel. Il dit aussi que c'est avec lui, ton ami, c'est grâce à ces indices qu'il t'a donnés, de son mieux, pour le voir. Cher ami, je fais de mon mieux pour te dire ces quelques coordonnés qui dessineront l'inverse d'une brume et l’effacera cette brume qui enveloppe la baie d’Hong-Kong.

C'est ça que je fais, te parlant sous ce nom d'Aowashi, Ao. Il ne s'agit pas d'un nom japonais, d'un aigle, d'une couleur, mais de ce processus.

Suzuki : la clochette et l'arbre. La clochette est celle du shinto : un grelot en fait. Au temple shinto, avant de prier, on secoue une corde épaisse pour faire sonner un immense grelot accroché en haut. On le secoue quelques fois avant de joindre les mains deux fois, on prie, puis on s’incline. Dans suzu il faut entendre le tintement, ce n’est pas l’image du grelot. Un tintement dans la nature, désignée par ki d'arbre. En souvenir : j'ai agité le grelot et j'ai joint deux fois les mains, puis je me suis incliné, les yeux clos. Ce dont je vais te parler maintenant, je l'imaginais, et je le voyais, je le concevais autour de moi, dans ce théâtre du temple ouvert et de la nature, de la lumière traversant la forêt à droite, du côté de l'autel de Mihostuhime. Là, dans un trait de lumière et de verdure, sur les graviers de temple, assez loin de l'autre côté de l'enclos du temple, couvert par ce haut toit. Au-dessus était une divinité féminine, universelle, elle avait d'Amaterasu dans mes mots de ce moment, elle était en haut, dans l'obscurité du toit; en dessous, côte à côte dans la ligne de lumière, les six dames des Tapisseries.

En changeant le disque je me suis souvenu avoir voulu te raconter cette anecdote tout à l'heure, quand je parlais de Jim Morrison. C'était une soirée dans le sous-sol d’un bar. Nous écoutions les Doors avec un ami, je ne sais plus quel titre, une amie nous a demandé ce qu'on faisait. Que lui ai-je répondu exactement ? Je ne sais plus les mots mais je vais le dire à nouveau. « On est avec Jim, Jim Morrison, là, à l'autre bout du fil du micro. » À cet instant j'étais dans le présent de Jim Morrison, remontant mon esprit, mon oreille, le son, la membrane vibrant du haut parleur, le fil électrique, l’enregistrement numérique à la bande magnétique tournant sur une platine de studio, un fil à nouveau et un micro de l’autre côté de la vitre, l’air et la voix de Jim, l’esprit de Jim. Les liens de lieu et de temps s’était tendu de l’un à l’autre et en esprit j’étais en absolue réalité avec l’esprit de Jim prononçant ces paroles. Artéfact magique de la musique.

Ça marche avec tout, mon ami, chaque poème, chaque air de musique, chaque peinture, peut être entendue au présent de l'artiste. Cet avec lui, dans son instant. Il y a du « Aahh !!! » N'est-ce pas lui qui en cet instant te fait voir les repères qui dessinent l'aigle. Tu es complice, lisant tu partages sa pensée. Peut-être ses émotions, ses contemplations. Tu aspires avec lui. Peut-être aussi prends-tu le vertige en concevant combien d’autres lecteurs apprécient cet artiste, cette œuvre, avec en eux ce même fabuleux sentiment artistique. Tu es en communion avec Jim Morrison, à l'autre bout du fil, et à travers le temps et les lieux une myriade d’âme en dedans semblables.

Voilà un peu de ce qu'il y a dans la musique incantatoire de Jim, dans sa voix. Et il chante, il chante People are strange et je n'ai entendu que ces mots When you're strange nobody remembers your name. Je disais à Jacky que je n'avais pas peur, ce soir-là, le premier où je lui écrivais pleinement ainsi, comme je suis en train de le faire avec toi ; de lui parler librement, tout à fait librement, selon ma façon de penser quand je signe Ao. À présent je ne signe plus Ao, ce sont trois tampons en métal trouvés à la brocante de Notting Hill. J'écris assumant cette identité Ao, étrange, suspecte de folie, permettant des associations inhabituelles, surprenantes. Donc je suis strange, assumant le Ao, le brin de folie, et à la fois aspirant à la dynamique de l'aigle bleu sur le bleu du ciel, au tintement de la prière shinto qui me révéla la femme divine. Je le comprends en l'écrivant ? Je t'en prie cher ami, c'est un mail, ce serait si facile de le communiquer, garde ça pour toi. Qu'en penserait-on ? Et pourtant il est permis de croire. Enfin, croit-on vraiment encore ? Je ne parle pas de religion avec mes collègues, je ne peux pas savoir. Mais la religion, qu'elle est devenue triste. Cela n'a jamais choqué jusqu'à peu, que l'on croit, que l'on aspire à une vie spirituelle. Et que pourtant l'on ne soit pas fou. Cependant c'est suspect de s'imaginer une vie spirituelle. Un illuminé qui s'invite un nom. Voilà ce que c'est, celui-là il est bizarre, étrange, suspect : strange. Être strange, c'est appartenir aux freaks : il y a de la fierté quand l'on se revendique des freaks, et de la liberté, énormément.

Une dernière chose sur Aowashi Suzuki : ce n’est pas un nom, ce n’est pas moi. Aowashi Suzuki est un lieu : celui duquel j’écris maintenant. Est-ce l’autre côté du miroir ? Ce lieu en tout cas n’est pas de ce monde, il est un u-topos. Là-bas, la poussière de notre ici est de l’or. C’est le lieu de l’idée de l’aigle bleu et de l’Altesse. Ce monde ne se dit pas, il ne passe pas dans les mots. Il se ressent dans ce qui laisse entendre ce qu'il veut dire. Il le laisse entendre non par snobisme d’initié. Il le laisse entendre parce qu'il n'a pas le choix, car ses mots sont pauvres et qu'il le sent, glissant comme du sable entre ses doigts.

Si cette idée n'avait pas de nom ?

J'ai aussi l'idée du contretent.

Le contretent. Pour lire « contretent » / , tu dois avoir à l'esprit les dynamiques, j'évoquais tout à l'heure les lois de forces physique régissant les interactions de l'autre-côté ; et l'image de spirales au travers desquelles passe un trait, une flèche, avançant comme une ligne de force, tension s'exerçant sur une ligne infinie, contractions de cette ligne infiniment fine, mais compressibles, ne s'élargissant pas sous la pression mais s'intensifiant. Si, elle s'élargit, oui, mais dans l'autre dimension, de l'autre-côté. C'est ainsi que tu peux concevoir une loi de sa physique. Mais ce n'est qu'un petit exemple de ce que j'arriverais à dire. Contretent est l'idée de cette ligne conductrice, indessinable, invisible, comme le pourtour de l'aigle, dessinée cependant parce qu'elle est l'axe autour duquel tournoie le ruban de la gymnaste.

Ce contretent s'écrit ainsi et non contretemps. J'ai été surpris : la première fois que je me suis attaché à ce mot, que j'ai conçu comment il pouvait porter une dynamique, proche de la nommer, je l'ai écrit contretent. Je cherchais sur internet après avoir écouté plusieurs fois à la suite la Recercada per b quadro del primo tono, cet instant qui m'éveille à chaque fois, quoi que je fasse, entendant distraitement cet air, ou l'écoutant attentivement, les yeux fermés, plusieurs fois. La recercada, je vais te le dire sans avoir le site sous les yeux, certainement inexactement dans ce qu'elles sont, mais plus justement dans ce qu'elle m'ont désigné comme dynamique. La recercada est une alternance de deux lignes musicales, je crois dans la musique baroque, c'est ici le clavecin de Catalina Vicens, merveilleuse musique. Deux lignes alternent, c'est ce que l'on voit d'un point regardant le ruban tournoyer. Mais ce n'est pas un instant, c'est une dynamique, les deux lignes qui dans l'air se succèdent, en se répétant, coexistent. Ayant ainsi indiqué une dynamique, une ligne, car elles ne se répondent pas l'une à l'autre, elles sont différentes de ton, d'aspiration, mais elles ont en commun un axe, un élan, une condition. Le point qui m'éveille chaque fois est merveilleux en lui-même. Il est évoquant, il a de la note bleue. Si on l'écoute seul, il est merveilleux. Il est autrement merveilleux, différemment, pas nécessairement plus merveilleux, mais avec une teinte autre, quand il succède à l'alternance, qu'il s'intègre dans la logique de l'alternance, du tournoiement, il est la condition commune. L'axe est créé, il est indiqué comme axe du tournoiement. Aussi il est véritable, il est le poignet imprimant le tournoiement à la baguette, glissant dans le ruban. Il est l’élan, la danse de la gymnaste.

L'aigle dessiné par les repères sur le ciel et le contretent ont de la même dynamique, du même phénomène. Dans les sets électro et dans le kagura il y a des variations opposées mélancoliques et graves, puis vives et lumineuses. Et le grave n'a rien de déplaisant dans cette bascule en arrière, dans l'ombre, dans l'inconnu. Elle est l'étrangère, dj, ou miko. Elle a son enclos sacré, sa scène derrière ses platines, son temple dansant avec son grelot. Elle est là, et elle a tout à m'apprendre. Elle est aussi la dame. La contemplant, elle a tout à m'apprendre, moi simple oiseau sur son gant, me laissant aller aux reflets de la perle qu'elle me présente.